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LES ROUGON-MACQUART

intelligence si pratique. Mme Sidonie, qui essuyait tranquillement les ironies les plus dures sans que ses convictions fussent ébranlées, lui expliqua ensuite avec une grande lucidité qu’il ne trouverait pas un sou, n’ayant à offrir aucune garantie. Cette conversation avait lieu devant la Bourse, où elle devait jouer ses économies. Vers trois heures, on était certain de la trouver appuyée contre la grille, à gauche, du côté du bureau de poste ; c’était là qu’elle donnait audience à des individus louches et vagues comme elle. Son frère allait la quitter, lorsqu’elle murmura d’un ton désolé : « Ah ! si tu n’étais pas marié !… » Cette réticence, dont il ne voulut pas demander le sens complet et exact, rendit Saccard singulièrement rêveur.

Les mois s’écoulèrent, la guerre de Crimée venait d’être déclarée. Paris, qu’une guerre lointaine n’émouvait pas, se jetait avec plus d’emportement dans la spéculation et les filles. Saccard assistait, en se rongeant les poings, à cette rage croissante qu’il avait prévue. Dans la forge géante, les marteaux qui battaient l’or sur l’enclume lui donnaient des secousses de colère et d’impatience. Il y avait en lui une telle tension de l’intelligence et de la volonté qu’il vivait dans un songe, en somnambule se promenant au bord des toits sous le fouet d’une idée fixe. Aussi fut-il surpris et irrité de trouver, un soir, Angèle malade et couchée. Sa vie d’intérieur, d’une régularité d’horloge, se dérangeait, ce qui l’exaspéra comme une méchanceté calculée de la destinée. La pauvre Angèle se plaignit doucement ; elle avait pris un froid et chaud. Quand le médecin arriva, il parut très inquiet ; il dit au mari, sur le palier, que sa femme avait une fluxion de poitrine et qu’il ne répondait pas