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LES ROUGON-MACQUART

La nuit venait. Sa main sèche et nerveuse coupait toujours dans le vide. Angèle avait un léger frisson, devant ce couteau vivant, ces doigts de fer qui hachaient sans pitié l’amas sans bornes des toits sombres. Depuis un instant, les brumes de l’horizon roulaient doucement des hauteurs, et elle s’imaginait entendre, sous les ténèbres qui s’amassaient dans les creux, de lointains craquements, comme si la main de son mari eût réellement fait les entailles dont il parlait, crevant Paris d’un bout à l’autre, brisant les poutres, écrasant les moellons, laissant derrière elle de longues et affreuses blessures de murs croulants. La petitesse de cette main, s’acharnant sur une proie géante, finissait par inquiéter ; et, tandis qu’elle déchirait sans effort les entrailles de l’énorme ville, on eût dit qu’elle prenait un étrange reflet d’acier dans le crépuscule bleuâtre.

— Il y aura un troisième réseau, continua Saccard, au bout d’un silence, comme se parlant à lui-même ; celui-là est trop lointain, je le vois moins. Je n’ai trouvé que peu d’indices… Mais ce sera la folie pure, le galop infernal des millions, Paris soûlé et assommé !

Il se tut de nouveau, les yeux fixés ardemment sur la ville, où les ombres roulaient de plus en plus épaisses. Il devait interroger cet avenir trop éloigné qui lui échappait. Puis, la nuit se fit, la ville devint confuse, on l’entendit respirer largement, comme une mer dont on ne voit plus que la crête pâle des vagues. Çà et là, quelques murs blanchissaient encore ; et, une à une, les flammes jaunes des becs de gaz piquèrent les ténèbres, pareilles à des étoiles s’allumant dans le noir d’un ciel d’orage.

Angèle secoua son malaise et reprit la plaisanterie que son mari avait faite au dessert.