Page:Emile Zola - La Joie de vivre.djvu/113

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tournant la tête. Puis, elle s’assit pour respirer, et sérieuse, mécontente :

— Tu m’as fait du mal, Lazare.

À partir de ce jour, il évita jusqu’à la tiédeur de son haleine, jusqu’au frôlement de sa robe. La pensée d’une faute bête, d’une chute derrière une porte, révoltait son honnêteté. Malgré la résistance instinctive de la jeune fille, il la voyait à lui, étourdie par le sang à la première étreinte, l’aimant au point de se donner entière, s’il l’exigeait ; et il voulait avoir de la sagesse pour deux, il comprenait qu’il serait le grand coupable, dans une aventure dont son expérience pouvait seule prévoir le danger. Mais son amour augmentait de cette lutte soutenue contre lui-même. Tout en avait soufflé l’ardeur, l’inaction des premières semaines, son prétendu renoncement, son dégoût de la vie où repoussait la furieuse envie de vivre, d’aimer, de combler l’ennui des heures vides par des souffrances nouvelles. Et la musique achevait maintenant de l’exalter, la musique qui les soulevait ensemble au pays du rêve, sur les ailes sans cesse élargies du rythme. Alors, il crut tenir une grande passion, il se jura d’y cultiver son génie. Cela ne faisait plus aucun doute : il serait un musicien illustre, car il lui suffirait de puiser dans son cœur. Tout sembla s’épurer, il affectait d’adorer son bon ange à genoux, la pensée ne lui venait même pas de hâter le mariage.

— Tiens ! lis donc cette lettre que je reçois à l’instant, dit un jour Chanteau effrayé à sa femme, qui remontait de Bonneville.

C’était encore une lettre de Saccard, menaçante cette fois. Depuis novembre, il écrivait pour demander un état de situation ; et, comme les Chanteau