Page:Emile Zola - La Joie de vivre.djvu/14

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
14
LES ROUGON-MACQUART.

maintenant, la mer était encore là, elle serait toujours là, comme une chose à elle. Lentement, d’un regard, elle semblait en prendre possession.

La nuit tombait du ciel livide, où les bourrasques fouettaient le galop échevelé des nuages. On ne distinguait plus, au fond du chaos croissant des ténèbres, que la pâleur du flot qui montait. C’était une écume blanche toujours élargie, une succession de nappes se déroulant, inondant les champs de varechs, recouvrant les dalles rocheuses, dans un glissement doux et berceur, dont l’approche semblait une caresse. Mais, au loin, la clameur des vagues avait grandi, des crêtes énormes moutonnaient, et un crépuscule de mort pesait, au pied des falaises, sur Bonneville désert, calfeutré derrière ses portes ; tandis que les barques, abandonnées en haut des galets, gisaient comme des cadavres de grands poissons échoués. La pluie noyait le village d’un brouillard fumeux, seule l’église se découpait encore nettement, dans un coin blême des nuées.

Pauline ne parla pas. Son petit cœur s’était de nouveau gonflé ; elle étouffait, et elle soupira longuement, tout son souffle parut sortir de ses lèvres.

— Hein ? c’est plus large que la Seine, dit Lazare, qui était venu se placer derrière elle.

Cette gamine continuait à le surprendre. Il éprouvait, depuis qu’elle était là, une timidité de grand garçon gauche.

— Oh ! oui, répondit-elle très bas, sans tourner la tête.

Il allait la tutoyer, il se reprit.

— Ça ne vous effraie pas ?

Alors, elle le regarda, l’air étonné.

— Non, pourquoi ?… Bien sûr que l’eau ne montera pas jusqu’ici.