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LA JOIE DE VIVRE.

noir d’encre. Maintenant, c’était un mur impénétrable, une masse de ténèbres où tout avait sombré, le ciel, l’eau, le village, l’église elle-même. Sans s’effrayer des plaisanteries de son cousin, elle cherchait la mer, elle était tourmentée du désir de savoir jusqu’où cette eau allait monter ; et elle n’entendait que la clameur grandir, une voix haute, monstrueuse, dont la menace continue s’enflait à chaque minute, au milieu des hurlements du vent et du cinglement des averses. Plus une lueur, pas même une pâleur d’écume, sur le chaos des ombres ; rien que le galop des vagues, fouetté par la tempête, au fond de ce néant.

— Fichtre ! dit Chanteau, elle arrive raide… et elle a encore deux heures à monter !

— Si le vent soufflait du nord, expliqua Lazare, je crois que Bonneville serait fichu. Heureusement qu’il nous prend de biais.

La petite fille s’était retournée et les écoutait, ses grands yeux pleins d’une pitié inquiète.

— Bah ! reprit madame Chanteau, nous sommes à l’abri, il faut laisser les autres se débrouiller, chacun a ses malheurs… Dis, ma mignonne, veux-tu une tasse de thé bien chaud ? Et puis, nous irons nous coucher.

Véronique avait jeté, sur la table desservie, un vieux tapis rouge à grosses fleurs, autour duquel la famille passait les soirées. Chacun reprit sa place. Lazare, sorti un instant, était revenu avec un encrier, une plume, toute une poignée de papiers ; et il s’installa sous la lampe, il se mit à copier de la musique. Madame Chanteau, dont les regards tendres ne quittaient pas son fils depuis son retour, devint brusquement très aigre.