Page:Emile Zola - La Joie de vivre.djvu/230

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bateau pêcheur de Port-en-Bessin, dont la voile grise rasait l’eau comme l’aile d’une mouette. Puis, il se remettait à marcher. Sa mère allait mourir ! cela retentissait à grands coups dans son être. Quand il n’y pensait plus, un nouveau coup, plus profond, l’ébranlait ; et c’étaient des surprises continuelles, une idée à laquelle il ne pouvait s’habituer, une stupeur sans cesse renaissante, qui ne laissait pas de place pour d’autres sensations. Même, par moments, cette idée perdait de sa netteté, il y avait en lui le vague pénible d’un cauchemar, où ne surnageait de précise que l’attente anxieuse d’un grand malheur. Pendant des minutes entières, tout ce qui l’entourait, disparaissait ; ensuite, lorsqu’il revoyait les sables, les algues, la mer au loin, cet horizon immense, il s’étonnait un instant, sans le reconnaître. Était-ce donc là qu’il avait passé si souvent ? Le sens des choses lui semblait changé, jamais il n’en avait ainsi pénétré les formes ni les couleurs. Sa mère allait mourir ! et il marchait toujours, comme pour échapper à ce bourdonnement qui l’étourdissait.

Brusquement, il entendit un souffle derrière lui. Il se tourna et reconnut le chien, la langue pendante, à bout de force. Alors, il parla tout haut.

— Mon pauvre Mathieu, tu n’en peux plus… Nous rentrons, va ! On a beau se secouer, on pense quand même !

Le soir, on mangeait rapidement. Lazare, dont l’estomac resserré ne tolérait que quelques bouchées de pain, se hâtait de remonter chez lui, en inventant pour son père le prétexte d’un travail qui pressait. Au premier étage, il entrait chez sa mère, où il s’efforçait de s’asseoir cinq minutes, avant de l’embrasser et de lui souhaiter une bonne nuit. Elle, d’ailleurs,