Page:Emile Zola - La Joie de vivre.djvu/3

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
3
LA JOIE DE VIVRE.

loppa la tête et les épaules. Puis, comme son maître la suivait dans le corridor, elle lui dit brusquement :

— Retournez donc devant votre feu, si vous ne voulez pas gueuler demain toute la journée, avec vos douleurs.

Et, sur le perron, après avoir refermé la porte à la volée, elle mit ses sabots et cria dans le vent :

— Ah ! Dieu de Dieu ! en voilà une morveuse qui peut se flatter de nous faire tourner en bourrique !

Chanteau resta paisible. Il était accoutumé aux violences de cette fille, entrée chez lui à l’âge de quinze ans, l’année même de son mariage. Lorsqu’il n’entendit plus le bruit des sabots, il s’échappa comme un écolier en vacances et alla se planter, à l’autre bout du couloir, devant une porte vitrée qui donnait sur la mer. Là, il s’oublia un instant, court et ventru, le teint coloré, regardant le ciel de ses gros yeux bleus à fleur de tête, sous la calotte neigeuse de ses cheveux coupés ras. Il était à peine âgé de cinquante-six ans ; mais les accès de goutte dont il souffrait, l’avaient vieilli de bonne heure. Distrait de son inquiétude, les regards perdus, il songeait que la petite Pauline finirait bien par faire la conquête de Véronique.

Puis, était-ce sa faute ? Quand ce notaire de Paris lui avait écrit que son cousin Quenu, veuf depuis six mois, venait de mourir à son tour en le chargeant par testament de la tutelle de sa fille, il ne s’était pas senti la force de refuser. Sans doute on ne se voyait guère, la famille se trouvait dispersée, le père de Chanteau avait jadis créé à Caen un commerce de bois du Nord, après avoir quitté le Midi et battu toute la France, comme simple ouvrier charpentier ; tandis que le petit Quenu, dès la mort de sa mère,