Page:Emile Zola - La Terre.djvu/196

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
196
LES ROUGON-MACQUART.

Chez les Buteau, on s’était installé. Les époux avaient pris la grande chambre du bas, et Françoise se contentait, au-dessus d’eux, de l’ancienne petite chambre du père Mouche, lavée, meublée d’un lit de sangle, d’une vieille commode, d’une table et de deux chaises. Elle s’occupait des vaches, menait sa vie d’autrefois. Pourtant, dans cette paix, une cause de mauvaise entente dormait, la question du partage entre les deux sœurs, laissée en suspens. Au lendemain du mariage de l’aînée, le vieux Fouan, qui était le tuteur de la cadette, avait insisté pour que ce partage eût lieu, afin d’éviter tout ennui plus tard. Mais Buteau s’était récrié. À quoi bon ? Françoise était trop jeune, elle n’avait pas besoin de sa terre. Est-ce qu’il y avait rien de changé ? elle vivait chez sa sœur comme auparavant, on la nourrissait, on l’habillait ; enfin, elle ne pouvait pas se plaindre, bien sûr. À toutes ces raisons, le vieux hochait la tête : on ne savait jamais ce qui arrivait, le mieux était de se mettre en règle ; et la jeune fille elle-même insistait, voulait connaître sa part, quitte à la laisser ensuite aux soins de son beau-frère. Celui-ci, cependant, l’avait emporté, par sa brusquerie bonne enfant, obstiné et goguenard. On n’en parlait plus, il étalait partout la joie de vivre ainsi, gentiment, en famille.

— Faut de la bonne entente, je ne connais que ça !

En effet, au bout des premiers dix mois, il n’y avait pas encore eu de querelle entre les deux sœurs, ni dans le ménage, lorsque les choses, lentement, se gâtèrent. Cela commença par de méchantes humeurs. On se boudait, on en vint aux mots durs ; et, dessous, le ferment du tien et du mien, continuant son ravage, gâtait peu à peu l’amitié.

Certainement, Lise et Françoise ne s’adoraient plus de leur grande tendresse d’autrefois. Personne maintenant ne les rencontrait, les bras à la taille, enveloppées du même châle, se promenant dans la nuit tombante. On les avait comme séparées, une froideur grandissait entre elles. Depuis qu’un homme était là, il semblait à Françoise qu’on lui prenait sa sœur. Elle qui, auparavant, partageait tout avec Lise, ne partageait pas cet homme ; et il