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LA TERRE.

mées. On ne le bourrait plus de nourriture ainsi qu’aux premiers jours, chaque tartine coupée trop épaisse lui attirait des paroles dures : quel trou ! moins on travaillait, plus on bâfrait, alors ! Il était guetté, dévalisé, tous les trimestres, quand il revenait de toucher à Cloyes la rente que M. Baillehache lui faisait, sur les trois mille francs de la maison. Françoise en arrivait à voler des sous à sa sœur, pour lui acheter du tabac, car on la laissait, elle aussi, sans argent. Enfin, le vieux se trouvait très mal dans la chambre humide où il couchait, depuis qu’il avait cassé un carreau de la lucarne, qu’on avait bouchée avec de la paille, pour éviter la dépense de cette vitre à remettre. Ah ! ces gueux d’enfants, tous les mêmes ! Il grognait du matin au soir, il regrettait mortellement d’avoir quitté les Delhomme, désespéré d’être tombé d’un mal dans un pire. Mais ce regret, il le cachait, ne le témoignait que par des mots involontaires, car il savait que Fanny avait dit : « Papa, il viendra nous demander à genoux de le reprendre ! » Et c’était fini, cela lui restait pour toujours, comme une barre obstinée, en travers du cœur. Il serait plutôt mort de faim et de colère chez les Buteau, que de retourner s’humilier chez les Delhomme.

Justement, un jour que Fouan revenait à pied de Cloyes, après s’être fait payer sa rente chez le notaire, et qu’il s’était assis au fond d’un fossé, Jésus-Christ, qui flânait par là, visitant des terriers à lapins, l’aperçut très absorbé, profondément occupé à compter des pièces de cent sous, dans son mouchoir. Il s’accroupit aussitôt, rampa, arriva au-dessus de son père sans bruit ; et là, allongé, il eut la surprise de lui voir nouer soigneusement une grosse somme, peut-être bien quatre-vingts francs : ses yeux flambèrent, un rire silencieux découvrit ses dents de loup. Tout de suite, l’ancienne idée d’un magot lui était venue. Évidemment, le vieux avait des titres cachés, dont il touchait les coupons, chaque trimestre, en profitant de sa visite à M. Baillehache. La première pensée de Jésus-Christ fut de larmoyer et d’arracher vingt francs. Puis, cela lui parut mesquin, un autre plan s’élargissait dans sa tête, il s’écarta aussi