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LA TERRE.

lisait pour eux. Rognes, leurs champs, la Beauce entière était engloutie.

— Non, non, jamais ! cria Delhomme étranglé. Le gouvernement nous protégera.

— Un beau merle, le gouvernement ! reprit Lequeu d’un air de mépris. Qu’il se protège donc lui-même !… Ce qui est farce, c’est que vous avez nommé monsieur Rochefontaine. Le maître de la Borderie, au moins, était conséquent avec ses idées, en voulant monsieur de Chédeville… L’un ou l’autre, d’ailleurs, c’est le même emplâtre sur une jambe de bois. Pas une Chambre n’osera voter une surtaxe assez forte, la protection ne peut vous sauver, vous êtes foutus, bonsoir !

Alors, il y eut un grand tumulte, tous parlaient à la fois. Est-ce qu’on ne pourrait pas l’empêcher d’entrer, ce blé de malheur ? On coulerait les bateaux dans les ports, on irait recevoir à coups de fusil ceux qui l’apportaient. Leurs voix devenaient tremblantes, ils auraient tendu les bras, pleurant, suppliant qu’on les sauvât de cette abondance, de ce pain à bon marché qui menaçait le pays. Et le maître d’école, avec des ricanements, répondait qu’on n’avait jamais vu ça : autrefois, l’unique peur était la famine, toujours on craignait de n’avoir pas assez de blé, et il fallait être vraiment fichu pour en arriver à craindre d’en avoir trop. Il se grisait de ses paroles, il dominait les protestations furieuses.

— Vous êtes une race finie, l’amour imbécile de la terre vous a mangés, oui ! du lopin de terre dont vous restez l’esclave, qui vous a rétréci l’intelligence, pour qui vous assassineriez ! Voilà des siècles que vous êtes mariés à la terre, et qu’elle vous trompe… Voyez en Amérique, le cultivateur est le maître de la terre. Aucun lien ne l’y attache, ni famille, ni souvenir. Dès que son champ s’épuise, il va plus loin. Apprend-il qu’à trois cents lieues, on a découvert des plaines plus fertiles, il plie sa tente, il s’y installe. C’est lui qui commande enfin et qui se fait obéir, grâce aux machines. Il est libre, il s’enrichit, tandis que vous êtes des prisonniers et que vous crevez de misère !