Page:Emile Zola - La Terre.djvu/78

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
78
LES ROUGON-MACQUART.

tait, il fallait s’agenouiller devant la sainte charrue. Puis, les horreurs de 93 étaient stigmatisées en termes brûlants, et le livre entamait un éloge outré de Napoléon, l’enfant de la Révolution, qui avait su « la tirer des ornières de la licence, pour faire le bonheur des campagnes ».

— Ça, c’est vrai ! lança Bécu, pendant que Jean tournait la dernière page.

— Oui, c’est vrai, dit le père Fouan. Il y a eu du bon temps tout de même, dans ma jeunesse… Moi qui vous parle, j’ai vu Napoléon une fois, à Chartres. J’avais vingt ans… On était libre, on avait la terre, ça semblait si bon ! Je me souviens que mon père, un jour, disait qu’il semait des sous et qu’il récoltait des écus… Puis, on a eu Louis XVIII, Charles X, Louis-Philippe. Ça marchait toujours, on mangeait, on ne pouvait pas se plaindre… Et voici Napoléon III, aujourd’hui, et ça n’allait pas encore trop mal jusqu’à l’année dernière… Seulement…

Il voulut garder le reste, mais les mots lui échappaient.

— Seulement, qu’est-ce que ça nous a foutu, leur liberté et leur égalité, à Rose et à moi ?… Est-ce que nous en sommes plus gras, après nous être esquintés pendant cinquante ans ?

Alors, en quelques mots lents et pénibles, il résuma inconsciemment toute cette histoire : la terre si longtemps cultivée pour le seigneur, sous le bâton et dans la nudité de l’esclave, qui n’a rien à lui, pas même sa peau ; la terre, fécondée de son effort, passionnément aimée et désirée pendant cette intimité chaude de chaque heure, comme la femme d’un autre que l’on soigne, que l’on étreint et que l’on ne peut posséder ; la terre, après des siècles de ce tourment de concupiscence, obtenue enfin, conquise, devenue sa chose, sa jouissance, l’unique source de la vie. Et ce désir séculaire, cette possession sans cesse reculée, expliquait son amour pour son champ, sa passion de la terre, du plus de terre possible, de la motte grasse, qu’on touche, qu’on pèse au creux de la