Page:Emile Zola - Le Docteur Pascal.djvu/243

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— Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-il, c’est ce que je craignais. Le pauvre mignon ! personne n’était là, c’est fini !

Mais tous les trois restèrent terrifiés, devant l’extraordinaire spectacle qu’ils eurent alors. Tante Dide, grandie, avait presque réussi à se soulever ; et ses yeux, fixés sur le petit mort, très blanc et très doux, sur le sang rouge répandu, la mare de sang qui se caillait, s’allumaient d’une pensée, après un long sommeil de vingt-deux ans. Cette lésion terminale de la démence, cette nuit dans le cerveau, sans réparation possible, n’était pas assez complète, sans doute, pour qu’un lointain souvenir emmagasiné ne pût s’éveiller brusquement, sous le coup terrible qui la frappait. Et, de nouveau, l’oubliée vivait, sortait de son néant, droite et dévastée, comme un spectre de l’épouvante et de la douleur.

Un instant, elle demeura haletante. Puis, dans un frisson, elle ne put bégayer qu’un mot :

— Le gendarme ! le gendarme !

Pascal, et Félicité, et Clotilde, avaient compris. Ils se regardèrent involontairement, ils frémirent. C’était toute l’histoire violente de la vieille mère, de leur mère à tous, qui s’évoquait, la passion exaspérée de sa jeunesse, la longue souffrance de son âge mûr. Déjà deux chocs moraux l’avaient terriblement ébranlée : le premier, en pleine vie ardente, lorsqu’un gendarme avait abattu d’un coup de feu, comme un chien, son amant, le contrebandier Macquart ; le second, à bien des années de distance, lorsqu’un gendarme encore, d’un coup de pistolet, avait cassé la tête de son petit-fils Silvère, l’insurgé, la victime des haines et des luttes sanglantes de la famille. Du sang, toujours, l’avait éclaboussée. Et un troisième choc moral l’achevait, du sang l’éclaboussait, ce sang appauvri de sa race qu’elle venait de voir couler si longuement, et qui