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LES ROUGON-MACQUART.

Elle allait dire sans doute « des canailles sans aveu ; » mais elle se retint, en regardant Florent. Et la moue méprisante de ses lèvres, son regard clair avouaient carrément que les gredins seuls jeunaient de cette façon désordonnée. Un homme capable d’être resté trois jours sans manger était pour elle un être absolument dangereux. Car, enfin, jamais les honnêtes gens ne se mettent dans des positions pareilles.

Florent étouffait maintenant. En face de lui, le fourneau dans lequel Léon venait de jeter plusieurs pelletées de charbon, ronflait comme un chantre dormant au soleil. La chaleur devenait très-forte. Auguste, qui s’était chargé des marmites de saindoux, les surveillait, tout en sueur ; tandis que, s’épongeant le front avec sa manche, Quenu attendait que le sang se fût bien délayé. Un assoupissement de nourriture, un air chargé d’indigestion flottait.

— Quand l’homme eut enterré son camarade dans le sable, reprit Florent lentement, il s’en alla seul, droit devant lui. La Guyane hollandaise, où il se trouvait, est un pays de forêts, coupé de fleuves et de marécages. L’homme marcha pendant plus de huit jours, sans rencontrer une habitation. Tout autour de lui, il sentait la mort qui l’attendait. Souvent, l’estomac tenaillé par la faim, il n’osait mordre aux fruits éclatants qui pendaient des arbres ; il avait peur de ces baies aux reflets métalliques, dont les bosses noueuses suaient le poison. Pendant des journées entières, il marchait sous des voûtes de branches épaisses, sans apercevoir un coin de ciel, au milieu d’une ombre verdâtre, toute pleine d’une horreur vivante. De grands oiseaux s’envolaient sur sa tête, avec un bruit d’ailes terrible et des cris subits qui ressemblaient à des râles de mort ; des sauts de singes, des galops de bêtes traversaient les fourrés, devant lui, pliant les tiges, faisant tomber une pluie de feuilles, comme sous un coup de vent ; et c’était surtout les serpents qui le glaçaient, quand il posait le pied sur le sol mouvant de feuilles sèches,