Page:Emile Zola - Le Ventre de Paris.djvu/141

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
141
LE VENTRE DE PARIS.

banc, le seau aux vidures, y fit tomber la raie. La mère Méhudin mettait déjà les poings sur les hanches ; mais la belle Normande, qui n’avait pas desserré les lèvres, eut de nouveau un petit rire de méchanceté, et Florent s’en alla au milieu des huées, l’air sévère, feignant de ne pas entendre.

Chaque jour, ce fut une invention nouvelle. L’inspecteur ne suivait plus les allées que l’œil aux aguets, comme en pays ennemi. Il attrapait les éclaboussures des éponges, manquait de tomber sur des vidures étalées sous ses pieds, recevait les mannes des porteurs dans la nuque. Même, un matin, comme deux marchandes se querellaient, et qu’il était accouru, afin d’empêcher la bataille, il dut se baisser pour éviter d’être souffleté sur les deux joues par une pluie de petites limandes, qui volèrent au-dessus de sa tête ; on rit beaucoup, il crut toujours que les deux marchandes étaient de la conspiration des Méhudin. Son ancien métier de professeur crotté l’armait d’une patience angélique ; il savait garder une froideur magistrale, lorsque la colère montait en lui, et que tout son être saignait d’humiliation. Mais jamais les gamins de la rue de l’Estrapade n’avaient eu cette férocité des dames de la Halle, cet acharnement de femmes énormes, dont les ventres et les gorges sautaient d’une joie géante, quand il se laissait prendre à quelque piège. Les faces rouges le dévisageaient. Dans les inflexions canailles des voix, dans les hanches hautes, les cous gonflés, les dandinements des cuisses, les abandons des mains, il devinait à son adresse tout un flot d’ordures. Gavard, au milieu de ces jupes impudentes et fortes d’odeur, se serait pâmé d’aise, quitte à fesser à droite et à gauche, si elles l’avaient serré de trop près. Florent, que les femmes intimidaient toujours, se sentait peu à peu perdu dans un cauchemar de filles aux appas prodigieux, qui l’entouraient d’une ronde inquiétante, avec leur enrouement et leurs gros bras nus de lutteuses.