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LE VENTRE DE PARIS.

transparent laiteux, où se dessinaient les silhouettes de ces messieurs, avec des nez subits, des mâchoires tendues qui jaillissaient, des bras énormes qui s’allongeaient brusquement, sans qu’on aperçût les corps. Ce démanchement surprenant de membres, ces profils muets et furibonds trahissant au-dehors les discussions ardentes du cabinet, la tenaient derrière ses rideaux de mousseline jusqu’à ce que le transparent devînt noir. Elle flairait là « un coup de mistoufle. » Elle avait fini par connaître les ombres, aux mains, aux cheveux, aux vêtements. Dans ce pêle-mêle de poings fermés, de têtes coléreuses, d’épaules gonflées, qui semblaient se décoller et rouler les unes sur les autres, elle disait nettement : « Ça, c’est le grand dadais de cousin ; ça, c’est ce vieux grigou de Gavard, et voilà le bossu, et voilà cette perche de Clémence. » Puis, lorsque les silhouettes s’échauffaient, devenaient absolument désordonnées, elle était prise d’un besoin irrésistible de descendre, d’aller voir. Elle achetait son cassis le soir, sous le prétexte qu’elle se sentait « toute chose, » le matin ; il le lui fallait, disait-elle, au saut du lit. Le jour où elle vit la tête lourde de Quenu, barrée à coups nerveux par le mince poignet de Charvet, elle arriva chez monsieur Lebigre très-essoufflée, elle fit rincer sa petite bouteille par Rose, afin de gagner du temps. Cependant, elle allait remonter chez elle, lorsqu’elle entendit la voix du charcutier dire avec une netteté enfantine :

— Non, il n’en faut plus… On leur donnera un coup de torchon solide, à ce tas de farceurs de députés et de ministres, à tout le tremblement, enfin !

Le lendemain, dès huit heures, mademoiselle Saget était à la charcuterie. Elle y trouva madame Lecœur et la Sarriette, qui plongeaient le nez dans l’étuve, achetant des saucisses chaudes pour leur déjeuner. Comme la vieille fille les avait entraînées dans sa querelle contre la belle Normande, à