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LES ROUGON-MACQUART.

de rancune dont la cause lui échappait, annonçait quelque catastrophe vague, sous laquelle il pliait d’avance les épaules, avec la honte d’une faute à expier. Puis, il s’emporta contre lui-même, à la pensée du mouvement populaire qu’il préparait ; il se dit qu’il n’était plus assez pur pour le succès.

Que de rêves il avait faits, à cette hauteur, les yeux perdus sur les toitures élargies des pavillons ! Le plus souvent, il les voyait comme des mers grises, qui lui parlaient de contrées lointaines. Par les nuits sans lune, elles s’assombrissaient, devenaient des lacs morts, des eaux noires, empestées et croupies. Les nuits limpides les changeaient en fontaines de lumière ; les rayons coulaient sur les deux étages de toits, mouillant les grandes plaques de zinc, débordant et retombant du bord de ces immenses vasques superposées. Les temps froids les raidissaient, les gelaient, ainsi que des baies de Norvège, où glissent des patineurs ; tandis que les chaleurs de juin les endormaient d’un sommeil lourd. Un soir de décembre, en ouvrant sa fenêtre, il les avait trouvées toutes blanches de neige, d’une blancheur vierge qui éclairait le ciel couleur de rouille ; elles s’étendaient sans la souillure d’un pas, pareilles à des plaines du Nord, à des solitudes respectées des traîneaux ; elles avaient un beau silence, une douceur de colosse innocent. Et lui, à chaque aspect de cet horizon changeant, s’abandonnait à des songeries tendres ou cruelles ; la neige le calmait, l’immense drap blanc lui semblait un voile de pureté jeté sur les ordures des Halles ; les nuits limpides, les ruissellements de lune, l’emportaient dans le pays féerique des contes. Il ne souffrait que par les nuits noires, les nuits brûlantes de juin, qui étalaient le marais nauséabond, l’eau dormante d’une mer maudite. Et toujours le même cauchemar revenait.

Elles étaient sans cesse là. Il ne pouvait ouvrir la fenêtre,