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SON EXCELLENCE EUGÈNE ROUGON.

même un instant au parapet. Mais les pains qui coulaient dans les rigoles, l’eau verte dont le flot continu entrait sous les arches, les badauds, les maisons, tout se brouilla bientôt, se noya au fond d’une rêverie invincible. Il songeait à des choses confuses, il descendait avec madame Correur dans des profondeurs noires. Et il n’avait plus de regrets ; son rêve était de devenir très-grand, très-puissant, afin de satisfaire ceux qui l’entouraient, au delà du naturel et du possible.

Un frisson le tira de son immobilité. Il grelottait. La nuit tombait, les souffles de la rivière soulevaient sur les quais de petites poussières blanches. Comme il suivait le quai des Tuileries, il se sentit très-las. Le courage lui manqua tout d’un coup pour rentrer à pied. Mais il ne passait que des fiacres pleins, et il allait renoncer à trouver une voiture, lorsqu’il vit un cocher arrêter son cheval en face de lui. Une tête sortait de la portière. C’était M. Kahn qui criait :

— J’allais chez vous. Montez donc ! Je vous reconduirai, et nous pourrons causer.

Rougon monta. Il était à peine assis, que l’ancien député éclata en paroles violentes, dans les cahots du fiacre, dont le cheval avait repris son trot endormi.

— Ah ! mon ami, on vient de me proposer une chose… Jamais vous ne devineriez. J’étouffe.

Et, baissant la glace d’une portière :

— Vous permettez, n’est-ce pas ?

Rougon s’enfonça dans un coin, regardant, par la glace ouverte, filer la muraille grise du jardin des Tuileries. M. Kahn, très-rouge, continuait, avec des gestes saccadés :

— Vous le savez, j’ai suivi vos conseils… Depuis deux ans, je lutte opiniâtrement. J’ai vu l’empereur trois fois, j’en suis à mon quatrième mémoire sur la question. Si