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LES ROUGON-MACQUART.

Il a fallu que je les fasse tous venir. Un joli défilé, allez ! il y en a de stupides. Enfin, ils sont obéissants. Mais je commence à en avoir assez… D’ailleurs, je travaille pour eux, ce matin.

Et il se remit à sa circulaire. On n’entendit plus, dans l’air chaud de la pièce, que le bruit de sa plume d’oie et le léger froissement des enveloppes ouvertes par M. d’Escorailles. M. Kahn avait pris un autre journal ; le colonel et M. Béjuin sommeillaient à demi.

Au-dehors, la France, peureuse, se taisait. L’empereur, en appelant Rougon au pouvoir, voulait des exemples. Il connaissait sa poigne de fer ; il lui avait dit, au lendemain de l’attentat, dans la colère de l’homme sauvé : « Pas de modération ! il faut qu’on vous craigne ! » Et il venait de l’armer de cette terrible loi de sûreté générale, qui autorisait l’internement en Algérie ou l’expulsion hors de l’empire de tout individu condamné pour un fait politique. Bien qu’aucune main française n’eût trempé dans le crime de la rue Le Peletier, les républicains allaient être traqués et déportés ; c’était le coup de balai des dix mille suspects, oubliés le 2 décembre. On parlait d’un mouvement préparé par le parti révolutionnaire ; on avait, disait-on, saisi des armes et des papiers. Dès le milieu de mars, trois cent quatre-vingts internés étaient embarqués à Toulon. Maintenant, tous les huit jours, un convoi partait. Le pays tremblait, dans la terreur qui sortait, comme une fumée d’orage, du cabinet de velours vert, où Rougon riait tout seul, en s’étirant les bras.

Jamais le grand homme n’avait goûté de pareils contentements. Il se portait bien, il engraissait ; la santé lui était revenue avec le pouvoir. Quand il marchait, il enfonçait son tapis à coups de talon, pour qu’on entendît la lourdeur de son pas aux quatre coins de la France.