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LES ROUGON-MACQUART.

la ville qu’elle avait conquise, silencieuse et déserte. Et c’était, derrière le cristal rayé de ce déluge, un Paris fantôme, aux lignes tremblantes, qui paraissait se dissoudre. Il n’apportait plus à Jeanne qu’un besoin de sommeil, avec de vilains rêves, comme si tout son inconnu, le mal qu’elle ignorait, se fût exhalé en brouillard pour la pénétrer et la faire tousser. Chaque fois qu’elle ouvrait les yeux, des hoquets de toux la secouaient, et elle restait là quelques secondes à le regarder ; puis, en laissant retomber la tête, elle en emportait l’image, il lui semblait qu’il s’étalait sur elle et l’écrasait.

La pluie tombait toujours. Quelle heure pouvait-il être, maintenant ? Jeanne n’aurait pas pu dire. Peut-être la pendule ne marchait-elle plus. Cela lui paraissait trop fatigant de se retourner. Il y avait au moins huit jours que sa mère était partie. Elle avait cessé de l’attendre, elle se résignait à ne plus la revoir. Puis, elle oubliait tout, les misères qu’on lui avait faites, le mal étrange dont elle venait de souffrir, même l’abandon où le monde la laissait. Une pesanteur descendait en elle avec un froid de pierre. Elle était seulement bien malheureuse, oh ! malheureuse autant que les petits pauvres perdus sous les portes, auxquels elle donnait des sous. Jamais ça ne s’arrêterait, elle serait ainsi pendant des années, c’était trop grand et trop lourd pour une petite fille. Mon Dieu ! comme on toussait, comme on avait froid, quand on ne vous aimait plus ! Elle fermait ses paupières appesanties, dans le vertige d’un assoupissement fiévreux, et sa dernière pensée était un vague souvenir d’enfance, une visite à un moulin, avec du blé jaune, des graines toutes petites, qui coulaient sous des meules grosses comme des maisons.