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UNE PAGE D’AMOUR.

fant, avec des chevaux délicats qui ressemblaient à des pièces mécaniques ; et, le long des talus gazonnés, parmi d’autres promeneurs, une bonne en tablier blanc tachait l’herbe d’une clarté. Puis, Hélène leva les yeux ; mais la foule s’émiettait et se perdait, les voitures elles-mêmes devenaient des grains de sable ; il n’y avait plus que la carcasse gigantesque de la ville, comme vide et déserte, vivant seulement par la sourde trépidation qui l’agitait. Là, au premier plan, à gauche, des toits rouges luisaient, les hautes cheminées de la Manutention fumaient avec lenteur ; tandis que, de l’autre côté du fleuve, entre l’Esplanade et le Champ-de-Mars, un bouquet de grands ormes faisait un coin de parc, dont on voyait nettement les branches nues, les cimes arrondies, teintées déjà de pointes vertes. Au milieu, la Seine s’élargissait et régnait, encaissée dans ses berges grises, où des tonneaux déchargés, des profils de grues à vapeur, des tombereaux alignés, mettaient le décor d’un port de mer. Hélène revenait toujours à cette nappe resplendissante sur laquelle des barques passaient, pareilles à des oiseaux couleur d’encre. Invinciblement, d’un long regard, elle en remontait la coulée superbe. C’était comme un galon d’argent qui coupait Paris en deux. Ce matin-là, l’eau roulait du soleil, l’horizon n’avait pas de lumière plus éclatante. Et le regard de la jeune femme rencontrait d’abord le pont des Invalides, puis le pont de la Concorde, puis le pont Royal ; les ponts continuaient, semblaient se rapprocher, se superposaient, bâtissant d’étranges viaducs à plusieurs étages, troués d’arches de toutes formes ; pendant que le fleuve, entre ces constructions légères, montrait des bouts de sa robe bleue, de plus en plus perdus et étroits. Elle levait encore les