Page:Emile Zola - Une page d'amour.djvu/95

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
95
UNE PAGE D’AMOUR.

n’êtes pas forcé de vous remettre à table, en rentrant chez vous.

Quand la bonne ne fut plus là, Jeanne, qui riait plus fort, eut une terrible démangeaison de parler.

— Tu es trop gourmand, commença-t-elle ; moi, je suis allée dans la cuisine…

Mais elle s’interrompit.

— Ah ! non, il ne faut pas le lui dire, n’est-ce pas, maman ?… Il n’y a rien, rien du tout. C’est pour t’attraper que je riais.

Cette scène recommençait tous les mardis et avait toujours le même succès. Hélène était touchée de la bonne grâce avec laquelle M. Rambaud se prêtait à ce jeu, car elle n’ignorait pas qu’il avait longtemps vécu, avec une frugalité provençale, d’un anchois et d’une demi-douzaine d’olives par jour. Quant à l’abbé Jouve, il ne savait jamais ce qu’il mangeait ; on le plaisantait même souvent sur son ignorance et ses distractions. Jeanne le guettait de ses yeux luisants. Lorsqu’on fut servi :

— C’est très-bon, le merlan, dit-elle en s’adressant au prêtre.

— Très-bon, ma chérie, murmura-t-il. Tiens, c’est vrai, c’est du merlan ; je croyais que c’était du turbot.

Et, comme tout le monde riait, il demanda naïvement pourquoi. Rosalie, qui venait de rentrer, paraissait très-blessée. Ah ! bien, monsieur le curé, dans son pays, connaissait joliment mieux la nourriture ; il disait l’âge d’une volaille, à huit jours près, rien qu’en la découpant ; il n’avait pas besoin d’entrer dans la cuisine pour connaître à l’avance son dîner, l’odeur suffisait. Bon Dieu ! si elle avait servi chez un curé comme monsieur l’abbé, elle ne saurait seule-