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BAL BAL


let peut exprimer, Phrynicus, l’un des plus anciens auteurs tragiques, dit que le ballet lui fournissoit autant de traits & de figures différentes, que la mer de flots aux grandes marées d’hiver.

Conséquemment un ballet bien fait peut se passer du secours des paroles ; j’ai même remarqué qu’elles refroidissoient l’action, qu’elles affoiblissoient l’intérêt. Lorsque les danseurs, animés par le sentiment, se transformeront sous mille formes différentes avec les traits variés des passions ; lorsqu’ils seront des Prothées, & que leur physionomie & leurs regards traceront touts les mouvements de leur ame ; lorsque leurs bras sortiront de ce chemin étroit que l’école leur a prescrit, & que parcourant avec autant de grâce que de vérité un espace des plus considérables, ils décriront par des positions justes les mouvements successifs des passions ; lorsqu’enfin ils associeront l’esprit & le génie à leur art, ils se distingueront ; les récits dès-lors deviendront inutiles ; tout parlera, chaque mouvement sera expressif, chaque attitude peindra une situation, chaque geste dévoilera une intention, chaque regard annoncera un nouveau sentiment ; tout sera séduisant, parce que tout sera vrai, & que l’imitation sera prise dans la nature.

Si je refuse le titre de ballet à toutes ces fêtes, si la plupart des danses de l’opéra, quelque agréables qu’elles me paroissent, ne se présentent pas à mes yeux avec les traits distingués du ballet, c’est moins la faute du célèbre maître qui les compose que celle des poëtes.

Le ballet, dans quelque genre qu’il soit, doit avoir, suivant Aristote, ainsi que la poésie, deux parties différentes, qu’il nomme partie de qualité & partie de quantité. Il n’y a rien de sensible qui n’ait sa matière, sa forme & sa figure ; conséquemment le ballet cesse d’exister, s’il ne renferme ces parties essentielles qui caractérisent & qui désignent tous les êtres, tant animés qu’inanimés. Sa matière est le sujet que l’on veut représenter, sa forme est le tour ingénieux qu’on lui donne, & sa figure se prend des différentes parties qui le composent ; la forme constitue donc les parties de qualité, & l’étendue celles de quantité. Voilà, comme vous voyez, les ballets subordonnés en quelque sorte aux régies de la poésie ; cependant ils diffèrent des tragédies & des comédies, en ce qu’ils ne sont point assujettis à l’unité de lieu, à l’unité de temps & à l’unité d’action ; mais ils exigent absolument unité de dessin, afin que toutes les scènes se rapprochent & aboutissent au même but. Le ballet est donc le frère du poëme ; il ne peut souffrir la contrainte des régles étroites du drame ; ces entraves soutenues des beautés du style, anéantiroient totalement la composition du ballet, & le priveroient de cette variété qui en est le charme.

Il seroit peut-être avantageux aux auteurs de secouer un peu le joug & de diminuer la gêne, si toutefois ils avoient la fagesse de ne pas abuser de la liberté, & d’éviter les pièges qu’elle tend à l’imagination ; pièges dangereux, dont les poëtes Anglois les plus célèbres n’ont pas eu la force de se garantir. Cette différence du poëme au drame ne conclut rien contre ce que je vous ai dit dans mes autres lettres, puisque ces deux genres de poésie doivent également avoir une exposition, un nœud & un dénouement.

En rapprochant toutes mes idées, en réunissant ce que les anciens ont dit des ballets, en ouvrant les yeux sur mon art, en examinant ses difficultés, en considérant ce qu’il fut jadis, ce qu’il est aujourd’hui, & ce qu’il peut être, si l’esprit vient à son aide ; je ne puis m’aveugler au point de convenir que la danse sans action, sans règle, sans esprit & sans intérêt, forme un ballet ou un poëme en danse. Dire qu’il n’y a point de ballets à l’opéra, seroit une fausseté. L’acte des fleurs, l’acte d’Eglé dans les talens lyriques, le prologue des fêtes Grecques & Romaines, l’acte Turc de l’Europe Galante, un acte entre autres de Castor & Pollux, & quantité d’autres où la danse est ou peut être mise en action avec facilité & sans effort de génie de la part du compositeur, m’offrent véritablement des ballets agréables & très-intéressans. Mais ces danses figurées qui ne disent rien, qui ne présentent aucun sujet, qui ne portent aucun caractère, qui ne me tracent point une intrigue suivie & raisonnée ; qui ne font point partie du drame, & qui tombent, pour ainsi dire, des nues, ne sont à mon sens, comme je l’ai déjà dit, que de simples divertissemens de danse, & qui ne déploient que les mouvemens compassés & les difficultés méchaniques de l’art. Tout cela n’est que de la matière ; c’est de l’or, si vous voulez, mais dont la valeur sera toujours bornée, si l’esprit ne le met pas en œuvre, & ne lui prête mille formes nouvelles. La main habile d’un artiste peut attacher un prix inestimable aux choses les plus viles, & d’un trait hardi, donner à l’argile la moins précieuse le sceau de l’immortalité.

ConcIuons qu’il est véritablement peu de ballets raisonnés ; que la danse est une belle statue agréablement dessinée ; qu’elle brille également par les contours, les positions gracieuses, la noblesse de ses attitudes, mais qu’il lui manque une ame. Les connoisseurs la regardent avec les mêmes yeux que Pigmalion lorsqu’il contemploit son ouvrage ; ils font les mêmes vœux que lui, & ils désirent ardemment que le sentiment l’anime, que le génie l’éclaire, & que l’esprit lui enseigne à s’exprimer.

De la composition du ballet.

La composition des ballets de l’opéra exige à mon gré, une imagination féconde & poétique. Corriger souvent le poëme, lier la danse à l’action, imaginer des scènes analogues aux drames, les adapter adroitement aux sujets, suppléer à ce qui est échappé au génie du poëte, remplir enfin les vuides & les lacunes qui font languir souvent leurs productions ; voilà l’ouvrage du compositeur ; voilà ce qui doit fixer son attention, ce qui peut le