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BAS BAS 55


Nous avons dans un tableau de Morillos, la représentation d’un Mendiant, occupé du soin le plus dégoûtant que puissent nécessiter la misère & la mal-propreté. Ce tableau a mérité cependant, par la beauté du faire, par la vigueur, par l’effet, & par une vérité qu’on peut nommer courageuse pour l’Artiste, de passer successivement dans les collections les plus importantes.

Voilà l’exemple sensible que le bas n’est pas aussi sévèrement exclu d’un Art que d’un autre ; car je ne pense pas que, quelqu’effort que fit la Poësie, dans une description de ce que présente ce tableau, elle pût se faire lire aussi souvent que ce tableau se fait regarder.

Mais il est à propos, je crois, d’indiquer une distinction entre les objets bas & les objets rebutans. Car, dans tous les Arts d’imitation, & dans la Peinture en particulier, un assez grand nombre d’objets peuvent être rebutans, parce qu’ils offrent la Nature dans un état qui nous afflige & qui nous peine, sans que cette Nature soit regardée comme basse ; ainsi la représentation des effets de la peste doit présenter les détails les plus affligeans, les plus pénibles, les plus rebutans : les malades, que guérissent les Apôtres, les blessés & les morts répandus sur un champ de bataille, la plupart des Martyrs, ou la mort tragique de plusieurs Héros offrent le même caractère ; mais tous ces sujets ont des priviléges, les uns fondés sur l’Histoire & dans leur célébrité ; les autres, dans les opinions reçues ou dans des cultes respectés. D’ailleurs, ils portent quelquefois avec eux une instruction ou une moralité qui les autorisent à se présenter avec les circonstances qui doivent frapper davantage & qui nous forceront d’autant plus à les admirer & à les louer même, que nous en aurons détourné avec plus d’horreur nos premiers regards.

Si l’on pense aux circonstances dans lesquelles un objet rebutant a droit à l’indulgence & mérite même d’être loué, on ne pourra disconvenir que l’opposition d’un personnage, que la vieillesse ou la laideur n’empêchent pas de se trouver auprès de la jeunesse & de la beauté, autorise le Peintre à représenter une Duègne décrépite, dont le caractère n’a aucune noblesse, à côté d’une jeune fille qui lui a été confiée par un jaloux, & l’on sourit sur-tout avec plaisir à cet objet ignoble, si quelque jeune amant dérobe à sa pupile une légère faveur, ou lui remet un tendre billet.

L’Histoire, la Fable & l’intention justifient donc souvent, comme je l’ai dit, le Peintre du reproche qu’on seroit prêt à lui faire, de présenter des objets bas, ignobles, désagréables, & l’autorisent quelquefois à peindre des objets rebutans.

Irus, mendiant couvert de haillons, combat avec Ulysse. Une telle opposition, consacrée par Homère, est justifiée aux regards des spectateurs instruits, & si le sujet est traité avec la magie de l’Art, il aura droit à un surcroît de louange,


qu’il tirera de la bassesse même de l’objet, qui, sans la liaison d’idées que je viens de faire appercevoir, auroit inspiré la répugnance & la désapprobation.

En effet, que pensera le spectateur séduit par les beautés de l’Art & instruit de la moralité du sujet ? Il sera frappé de l’excès d’abaissement où se trouve un Héros, poursuivi par la Fortune & victime de passions déréglées.

La vérité artielle, la vérité historique, la vérité morale ont par conséquent le droit de faire disparoître la bassesse d’un objet, quoique le Peintre habile la rende sensible par l’imitation physique qu’en offre la Peinture ; mais, en faisant cette observation, l’on doit penser que, si le goût national, devenu trop délicat, s’y refuse, il est bien près d’erre efféminé.

Au reste, je ne prétends pas, dans ce que j’ai dit, faire l’apologie de ce que l’on doit appeller véritablement bas, j’ai voulu faire sentir que, non-seulement il y a des objets bas qui se trouvent suffisamment autorisés, mais que la délicatesse & trop excessive du goût est un défaut plus important dans les Spectateurs qu’un mausvais choix d’imitation dans les Peintres ; car ce, défaut ne peut influer que sur quelques ouvrages, & l’autre substitue, par un raffinement dangereux pour les mœurs, une délicatesse qui n’appartient qu’aux sens, à la véritable sensibilité qui doit appartenir à l’ame. Les plus légères sensations de douleur paroissent insupportables à des hommes qu’affoiblit la mollesse.

Mais pour revenir au sujet de cet article, j’ajouterai que les Artistes hollandois se sont permis plus généralement que ceux de toutes les autres Écoles, de traiter des sujets bas ; quelquesuns mêmes semblent les avoir préférés. Les caractères des figures & le lieu des scènes, traitées par Ostade, Béga, quelquefois par Tenières & Rimbrand, méritent la qualification de bas & quelquefois d’ignobles. Différentes causes y ont contribué ; les meurs du temps où vivoient ces Artistes, moins de cette urbanité nationale, d’après laquelle nous portons la plupart de nos jugemens, peut-être moins de réunions entre ceux qui exerçoient les Arts ; car ces réunions qui ont des inconvéniens ont aussi des avantages, puisque, par la communication des lumières & par l’émulation, elles élèvent les idées de l’Art ; la plupart des Artistes qui se sont distingués dans cette Nation, nés avec des dispositions naturelles pour l’imitation, guidés par les ouvrages de quelques autres Artistea d’un même genre, ou enfin par la vue d’une Nature piquante, se sont livrés sans aucune contrainte à leur penchant, ils peignoient souvent sans sortir de la maison bourgeoise ou champêtre qui les avoit vus naître : ils vivoient dans des mœurs si simples, qu’elles dégénéroient souvent en mœurs grossières ; ils peignoient les objets bas, que ces mœurs occasion-