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612 PAS PAS


foibliroit le caractère d’une passion, si l’on adoucissoit les traits, les teintes, les touches dans les endroits où les muscles sont en contraction : là, on ne risque rien de porter d’une main hardie des travaux, des effets judicieusement ressentis ; il faut au contraire passer légèrement les détails & les accidens de lumière, affecter même de ne pas les traiter d’un style aussi prononcé, dans les parties qui sont moins intéressées à l’action. De cet adroit ménagement résultent l’énergie sans dureté, le charactère sans manière & l’expression sans grimace. Tel l’habile déclamateur, pour donner à son rôle l’ame & le sentiment, jette dans ses accens & dans son geste les nuances convenables à sa situation & au caractère du héros qu’il représente.

De sérieuses réflexions sur les belles têtes antiques de Mithridate ([1]) de Sénèque, d’Alexandre mourant, de Cléopatre, d’Arrie, de Niobé, &c. ; quelques observations sur les mouvemens de la nature, telle qu’on la rencontre fortuitement dans la société, seront, à cet égard, d’un très-grand secours pour l’artiste. Qu’il consulte surtout son miroir ; qu’il étudie d’après lui-même quels sont, dans telles & telles expressions, les muscles, les traits, les teintes & les accidens qui caractérisent la situation de l’ame. Il est rare, ainsi que nous l’avons observé ailleurs, qu’un modèle qui n’est affecté d’aucun sentiment vrai, présente celui que nous ressentons avec autant d’énergie que nous pouvons l’exprimer, quand nous sommes notre propre modèle. Puget fit, d’après ses jambes, celles de son Milon. Plusieurs habiles artistes ont eu recours à de pareils expédiens. Enfin, être touché soi-même, c’est le vrai moyen de toucher le spectateur.

Ne négligeons point de tracer sur des tablettes les divers caractères que la nature présente dans mille occasions. Méfions-nous de notre mémoire trop souvent infidelle, & des ressources que l’on rencontre difficilement, lorsqu’on en auroit le plus de besoin. Il faut épier les circonstances dont nous pouvons retirer quelqu’utilité les saisir quand elles se présentent, & craindre de perdre, par une négligence irréparable, le fruit des hasards les plus heureux.

Tâchons aussi de nous pénétrer du sentiment de l’expression qui fait l’objet de notre étude, soit en nous formant l’image des choses absentes, comme si elles étoient présentes à nos yeux, soit en nous affectant, par l’idée vive


d’une situation que nous avons éprouvée, ou dont nous avons vu d’autres personnes singulièrement touchées. N’oublions jamais que tous ces mouvemens terribles ou agréables, violens ou légers, doivent être naturels, & traités relativement à l’âge, à l’état, au sexe & à la dignité du personnage. Ces nuances, que l’art varie suivant la nature des situations & le caractère des hommes qui s’y trouvent, sont le chef-d’œuvre du discernement, de l’intelligence & du goût. Elles ont été l’objet de l’attention & des recherches que se sont proposées les Poussin, les le Sueur, les Lebrun, les Coypels, les Girardon, les Puget, les Coysevox, les Coustous, &c. Elles sont d’une importance extrême pour arriver au dégré d’excellence où les grands maîtres ont porté la science de l’expression.

Nuances des Passions. Je vais donner ici une idée de quelques passions principales ; je les disposerai par nuances, & le suivrai l’ordre que leur indique la nature. Je crois avoir le premier établi ces nuances dans les Réflexions sur la peinture, que j’ai publiées à la suite du poëme de l’Art de peindre. Je ne ferai que répéter ici ce que j’ai dit alors, & ce que le public m’a paru recevoir avec quelqu’indulgence.

Lebrun a ébauché ce sujet ; j’ai emprunté de ce peintre célèbre ce que j’ai joint à mes propres idées.

Les malheurs ou la pitié sont ordinairement la cause de la tristesse.

L’engourdissement & l’annéantissement de l’esprit en sont les suites intérieures.

L’affaissement & le dépérissement du corps sont ses accidens visibles.

La peine d’esprit est une première nuance.

On peut ranger ainsi les autres :

Inquiétude.
Regrets.
Chagrin.
Déplaisance.
Langueur.
Abbattement.
Accablement.
Abandon général.

Ad humun, mœrore gravi, deducit & angit.

Hor. de arte poëticâ.

La peine d’esprit rend le teint moins coloré, les yeux moins brillans & moins actifs ; la maigreur succéde à l’embonpoint ; la couleur jaune & livide s’empare de toute l’habitude du corps ; les yeux s’éteignent, la foiblesse fait qu’on se soutient à peine, la tête reste penchée vers la terre ; les bras, qui restent pendans, se rapprochent pour que les mains se joignent ; la défaillance, effet de l’abandon,

  1. (*) L’Auteur parle vraisemblablement de la belle tête antique qu’on a cru être celle de Mithridate, & qui est plutôt une tête de Bacchus.