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que la nature lui donneroit seule les meilleurs leçons ; il se trompa, parce qu’il ne sut pas la choisir.

Il alla à Venise, y vit les ouvrages da Giorgion & en fut frappé. Il imita quelque temps la couleur de ce peintre ; mais de retour à Rome, & humilié par la nécessité où il se trouva de travailler quelque temps pour le Josepin, il voulut se venger en adoptant une manière contraire à celle de cet artiste qui étoit alors à la mode. Josepin ne faisoit rien d’après nature ; le Caravage voulut imiter la nature jusques dans ses pauvretés ; le Josepin avoit une couleur fade ; le Caravage voulut lui opposer une couleur outrée. Il travailla dans un attelier d’où il tiroit le jour de très haut, & en fit noircir les murs pour que les reflets ne pussent attendrir les ombres. C’est-à-dire que pour étudier la nature, il se condamna à ne pas voir la nature dans ses effets les plus ordinaires, & que pour peindre la lumière, il l’enchaîna & la priva des épanchemens qui sont une suite de ses loix. Ses jours furent brillans, & cette perfection de l’art fit la fortune de ses ouvrages ; mais ses ombres furent noires, dures & sans reflets, & ce défaut, joint à beaucoup d’autres, a fait tort à sa réputation.

Il n’avoit aucune connoissance de la beauté idéale ; il n’avoit pas même le sentiment de la beauté commune qui se trouve dans des modèles bien choisis. Il faisoit un Héros d’après un ignoble porte-faix ; une Vierge d’après une servante grossière. La nature défectueuse lui sembloit un assez beau modèle parce qu’elle étoit la nature. Rembrandt a dit, en montrant un magasin de vieilles hardes & d’anciennes armes, que c’étoient là ses antiques : le Caravage disoit que ses modèles étoient dans les rues. Dans le temps de sa plus grande réputation, il eut le chagrin de voir refuser quelques uns de ses tableaux par ceux mêmes qui les avoient demandés, parce qu’ils étoient trop ignobles. Ses figures avoient de la beauté, quand le hazard lui avoit offert un beau modéle. Ses draperies sont vraies, mais mal jettées ; il ne consultoit pas les convenances dans les ajustemens de ses figures, & ne connoissoit ni la noblesse, ni l’expression, ni la grace. Il faut avouer cependant que s’il place souvent des figures les unes auprès des autres sans aucun sentiment d’ordonnance, quelquefois aussi ses compositions sont pittoresques dans leur singularité ; que la vérité qui régne dans ses ouvrages a quelque chose de piquant ; que s’il se plaît à exprimer les petits détails, il y met le charme de la sureté ; que son faire est large & facile ; que sa manière est grande dans sa dureté ; qu’il avoit une grande entente de la lumière & des couleurs ; que son coloris


dans les jours est souvent digne du Titien ; & que si la nature ne peut-être plus mal choisie, elle ne peut aussi être mieux peinte. Il réussissoit très bien dans le portrait, parce que, dans ce genre, il ne s’agit pas de choisir, mais d’imiter. Le Poussin disoit de ce peintre qu’il étoit venu pour détruire la peinture.

Malgré ses défauts, ou peut-être par la bizarrerie de ses défauts, il se fit une grande réputation & balança celle des Carraches. Sa manière devint la mode regnante ; il falloit s’y soumettre pour réussir. Le Valentin la suivit toujours. Elle pénétra même dans l’école des Carraches, & malgré les sages conseils de ces maîtres, elle infecta leurs éleves. Le Guerchin ne l’abandonna jamais ; le Guide crut devoir quelque temps s’y conformer, lui que la nature appelloit à une manière si douce & si suave.

Le Caravage étoit vain, jaloux, querelleur, insociable. Le Josepin étoit le principal objet de sa haine, parce que l’engouement des Romains se partageoit entr’eux. Caravage l’appella en duel ; mais le Josepin répondit qu’il ne vouloit pas se battre avec un homme qui n’étoit pas chevalier. Le Carrache appellé de même se tira d’affaire d’une manière bouffonne : il sortit de son attelier contre son adversaire, tenant en main, au lieu d’épée, une brosse chargée de couleurs.

Le Caravage, dans un accès de fureur, tua un jeune homme de ses amis. Obligé de quitter Rome, il chercha un asyle à Naples & y fut occupé. Mais il étoit dévoré du desir de devenir chevalier, soit pour n’être pas humilié par la décoration du Josepin, soit pour être digne de se mesurer avec lui. Il passa à Malthe dans l’espérance d’obtenir, une croix de chevalier servant ; quelques tableaux qu’il fit pour le grand maître lui procurerent cette récompense.

Mais avant de quitter cette île, il voulut se battre avec un chevalier & fut mis en prison. Il s’évada, erra quelque temps en Sicile, passa à Naples où il fut attaqué, & eut le visage tailladé. Il revenoit à Rome lorsqu’il fut enlevé par des Espagnols, qui le prirent pour un homme qu’ils cherchoient. Relâché quand ils eurent reconnu leur erreur, & obligé de voyager à pied par une chaleur excessive, il fut surpris d’une fièvre maligne dont il mourut en 1609, dans sa quarantième année.

Cet homme jaloux ne put s’empêcher de dire, quand Annibal Carrache vint à Rome : « j’ai enfin trouvé de mon temps un peintre. »

Le cabinet du Roi renferme quatre tableaux du Caravage. La mort de la Vierge est l’un de ceux qu’on refusa de laisser à la place à laquelle il étoit destiné. Il avoit été demandé pour l’église Della Scala : c’est à beaucoup