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Histoire d’un paysan.

ni même nous dire bonjour, ils ne pouvaient manquer d’en avoir un grand chagrin.

Alors j’oubliai tout le reste, et je m’approchai du premier factionnaire, pour lui demander s’il ne connaissait pas Nicolas Bastien, brigadier au 3e escadron de Royal-Allemand. Cet homme, en apprenant que j’étais son frère, me dit qu’il le connaissait très-bien ; que je n’avais qu’à descendre les petites rues en face, jusqu’à la porte Neuve, où Royal-Allemand avait donné la veille, et que tous ceux de l’escadron me conduiraient près de lui.

Maître Jean ne fut pas content d’entendre que je voulais aller voir Nicolas.

« Quel malheur pour nous d’être venus nous mêler avec des brigands pareils ! dit-il. On va croire maintenant que la garde citoyenne a soutenu les Allemands contre les patriotes ; ils vont le crier dans toutes leurs gazettes… Quel malheur ! »

Il ne m’empêcha pourtant pas d’aller voir mon frère, et m’avertit seulement de me dépêcher, parce que nous ne resterions plus longtemps à Nancy ; que tout le monde en avait bien assez !

Je partis aussitôt, le fusil sur l’épaule, en allongeant le pas du côté de la porte Neuve. Et maintenant si je vous racontais l’horreur du massacre dans ce quartier, vous auriez de la peine à me croire. Non, ce n’étaient pas des hommes !… Des bêtes sauvages pouvaient seules avoir commis tous ces dégâts et ces cruautés ! Le peuple et les Suisses devaient aussi s’être défendus terriblement dans ces recoins, tout était arraché, cassé, criblé : les portes, les chenaux, les fenêtres, tout !…

Des tas de briques.et de tuiles remplissaient la rue, comme après un incendie ; des paillasses qu’on avait jetées dehors pour les blessés étaient piétinées et pleines de sang ; quelques chevaux restaient encore étendus et se débattaient avec la fièvre. Deux ou trois fois, passant devant des maisons à moitié démolies, j’entendis des cris terribles : c’étaient de pauvres Suisses qui s’étaient cachés après la bataille, et qu’on massacrait sans pitié, car Bouillé avait donné l’ordre à ses Allemands de tuer les soldats de Château-Vieux jusqu’au dernier !

Oh ! les scélérats ! capable de commettre de tels crimes, qu’ils soient maudits !… Oui, qu’ils soient maudits !… et que Dieu venge les malheureuses victimes !

Je songeais à ces choses ; l’indignation me possédait.

Tout à coup, dans une rue plus large, je vis une montagne de pavés, et derrière ces pavés, la porte Neuve criblée de balles, avec une lon-

gue

file de charrettes où les morts étaient entassés comme des guenilles : hommes, femmes et, il faut bien que je le dise puisque c’est la vérité, de pauvres petits enfants !

Des gens du peuple débarrassaient les pavés, pour ouvrir un passage à ces morts qu’on allait enterrer. Des hussards surveillaient l’ouvrage, et des femmes autour poussaient des cris qui ne finissaient pas ; elles voulaient encore voir leurs parents ; mais il faisait si chaud depuis deux jours, qu’on ne pouvait pas attendre. Le long de la rue, des Royal-Allemand, logés chez les bourgeois, regardaient aux fenêtres ; d’autres en bas se tenaient autour des voitures, pour prêter main forte aux hussards si le peuple s’en mêlait, car la foule était grande.

Une vieille, que des voisins emmenaient par force, criait :

« Je veux qu’on me tue aussi !… Que ces brigands me tuent, puisqu’ils ont tué mon garçon !… Laissez-moi… Vous êtes tous des brigands ! »

Cela me retournait le cœur, je me repentais d’être venu. J’allais même repartir, quand, dans le nombre de ceux qui se tenaient autour des voitures, je vis le grand Jérôme, des Quatre-Vents, avec sa balafre. Il était toujours maréchal des logis, et riait en fumant sa pipe. Celui-là je le connaissais, et je ne lui dis pas un mot ; mais d’autres Royal-Allemand, des soldats, auxquels je demandai le logement du brigadier Bastien, me montrèrent tout de suite les fenêtres de l’auberge en face, où je reconnus Nicolas, malgré son uniforme. Il fumait aussi sa pipe en regardant ce terrible spectacle ; et je traversai la rue, content tout de même de revoir mon frère. C’est plus fort que soi, c’est naturel ! Je savais pourtant bien que nous ne pourrions jamais nous entendre.

Enfin, comme j’arrivais en bas, sous sa fenêtre, et que j’appelais : « Nicolas ! » il descendit d’un trait, et se mit à crier :

« C’est toi !… Vous êtes donc aussi venus de Phalsbourg ?… À la bonne heure… ça me fait plaisir !… »

Il me regardait, et je voyais sa joie intérieure. Nous montions l’escalier, bras dessus, bras dessous ; quand nous fûmes en haut, poussant la porte d’une grande salle, où cinq ou six Royal-Allemand étaient en train de boire autour d’une table, et trois ou quatre autres de regarder aux fenêtres, il cria tout joyeux :

« Hé ! hé ! vous autres, regardez-moi ce gaillard-là !… c’est mon frère… Quelles épaules !… »

Il essayait d m’ébranler de ses deux mains en me secouant, et les autres riaient. Moi, na-