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Histoire d’un paysan.

Et puis comment défendre tous ces jardins parsemés de baraques et de maisonnettes, de palissades et de haies, qui s’étendaient jusque près des fossés et qui permettaient à l’ennemi de s’approcher sans être découvert ? Qu’est-ce que deux mille hommes peuvent entreprendre contre cent mille ?

Plus tard on aurait mis le feu dans la place pour faire réfléchir les bourgeois, mais ce n’était pas encore la mode en ce temps-là, on avait encore de l’humanité ; toute la France avait crié contre Jarry qui s’était permis de brûler un village de Belgique.

Enfin, comme nous regardions de loin ce triste spectacle sans savoir au juste ce qui se passait, écoutant la fusillade, les coups de canon, le tocsin, et frémissant de colère d’être cloués dans notre position, voilà que sur les deux heures une colonie de sept à huit mille Prussiens descendent de Bergen, le fusil sur l’épaule, en allongeant le pas de notre côté. Ils marchaient en colonne d’attaque par demi-bataillons.

Le capitaine Jordy et les commandants des 2e et 3e bataillons des Vosges nous firent aussitôt former sur trois rangs, un peu en arrière de la pente pour nous couvrir et nos six petites pièces dans les intervalles. Nous attendîmes ainsi, l’arme au pied, après avoir chargé. Les autres avançaient en bon ordre, leurs drapeaux avec l’aigle noire au milieu de chaque ligne ; et comme ils arrivaient au fond du vallon, un officier d’état-major accourt au galop apporter l’ordre d’évacuer la position.

Chacun doit comprendre notre indignation de tourner le dos aux Prussiens, mais l’ordre était clair, et sans perdre de temps, on descendit par files du côté de Hœchst, emmenant nos pauvres pièces qui n’avaient pas même tiré un coup de canon.

Enfin nous étions en route, et déjà hors du village, voyant une colonne prussienne se glisser entre notre position et Francfort pour couper la retraite à la garnison, sur la grande chaussée de Griesheim, qui longe le Mein, lorsqu’un autre officier d’état-major nous arrête à mi-côte, donnant l’ordre de reprendre Bockenheim où les Prussiens venaient d’arriver et s’apprêtaient à nous fusiller par derrière. Malgré tout, l’ordre de remonter nous fit plaisir, d’autant plus que deux bataillons de grenadiers venaient soutenir notre attaque.

Nous remontâmes donc, et les Prussiens furent tellement étonnés de nous voir revenir sur eux à la baïonnette, criant comme des loups « Vive la république ! » qu’ils se laissèrent culbuter jusqu’au bas de la côte, et que nous en massacrâmes trois ou quatre cents

dans le village. En même temps les grenadiers arrivèrent avec deux pièces de canon, que l’on mit en batterie au bord du plateau, nous derrière pour les soutenir, et la colonne prussienne qui filait entre Bockenheim et Francfort, croyant qu’elle m’avait plus rien à craindre de notre côté, puisque le village était évacué, cette colonne fut mitraillée d’une façon si terrible qu’elle se débanda dans les jardins, laissant des quantités de morts et de blessés le long de sa route.

Neuwinger arrivait en ce moment avec neuf mille hommes au secours de la garnison ; il se déployait en avant des glacis, et les Prussiens furent pris entre deux feux. Cela montre bien que la guerre n’est qu’un pur hasard : le premier ordre que nous avions reçu d’évacuer le village venait de Houchard, et Custine, arrivant au galop de Mayence, nous avait aussitôt ordonné de le reprendre. Si nous étions restés en place, les Prussiens ne se seraient pas risqués entre notre position et Francfort, en nous laissant derrière eux pour les mitrailler ; cela tombe sous le bon sens ; ils perdirent là douze à quinze cents hommes par une mauvaise chance.

Malheureusement Neuwinger arrivait aussi trop tard pour sauver la garnison ; le peuple de Francfort avait livré les portes à l’ennemi ; deux bataillons, entourés par les ouvriers, les paysans, les Prussiens et les Autrichiens, avaient mis bas les armes ; deux autres seulement avaient pu se faire jour, le major van Helden en tête, jusque sur les glacis. Ces deux bataillons, ayant rejoint Neuwinger, battirent en retraite le long du Mein, et tous les postes des hauteurs voisines se replièrent à mesure.

Houchard lui-même, avec un escadron de ses chasseurs, vint nous ramener. C’était un brave soldat, mais qui ne savait pas toujours ce qu’il faisait ; il avait besoin, pour donner des ordres, de voir les choses sous ses yeux ; ce qu’il ne voyait pas il n’y pensait plus, ou bien il y pensait trop tard, c’est la cause de ses malheurs.

Une fois en retraite et les Prussiens à Francfort, nos abatis, nos tranchées et tous nos travaux le long du Mein se trouvaient tournés, il fallut donc se dépêcher de les abandonner.

Vers cinq heures du soir, on reprit position entre Sassenheim et Soulzbach. Les Prussiens nous suivaient ; l’arrière-garde tiraillait. On mit huit pièces en avant du village de Rœdelheim, et l’ennemi, qui se figurait nous pousser jusqu’à Mayence, en arrivant là fut reçu par quelque décharges à mitraille, qui le dégoûtèrent de nous serrer d’aussi près.

Nous restâmes en position toute cette nuit,