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Histoire d’un paysan.

Plus nous lisions ces gazettes, plus notre cœur devenait gros ; nous voyions bien que ces nobles nous prenaient pour des bêtes, mais que faire ? La milice, la maréchaussée et les troupes tenaient avec eux ! On s’écriait en soi-même :

« Sont-ils heureux, ces seigneurs, d’être au monde ; et nous, sommes-nous misérables ! »

L’exemple de la reine, du comte d’Artois et des autres qui se gobergeaient à la cour, s’étendait jusqu’aux petites villes : c’étaient fêtes sur fêtes, grandes revues, défilés, galas, etc. Les prévôts, les colonels, les majors, les capitaines, les lieutenants et les cadets ne faisaient que se pavaner, rosser leurs soldats et même les paysans qui retournaient le soir à leurs villages. Demandez au vieux Laurent Duchemin, il vous dira quelle vie les jeunes officiers du régiment de Castella menaient au Panier-Fleuri ; comme ils buvaient du vin de Champagne, et faisaient entrer les femmes et les filles, soi-disant pour danser ; et quand les pères ou les maris ne voulaient pas, comme on vous les reconduisait à coups de canne jusqu’aux Quatre-Vents.

On doit aussi comprendre notre tristesse à nous autres ouvriers et paysans, d’entendre leur musique et de voir les filles des bourgeois, des échevins, des syndics, des commissaires-jurés, des vérificateurs de gibier, des gourmets, des commissaires à la vente et revente, enfin de tout ce qu’on connaissait de plus distingué, — de voir leurs demoiselles aller au bras de celle jeunesse et se promener avec eux au Tivoli ; oui, cela vous retournait le cœur. Elles pensaient peut-être s’anoblir !

On n’avait plus d’espoir que dans le déficit. Tous les hommes de bon sens voyaient qu’il devait grossir, surtout depuis que la reine et M. le comte d’Artois avaient fait nommer M. de Calonne contrôleur général des finances. Celui-là peut encore se vanter de nous avoir fait du mauvais sang pendant quatre ans, avec ses emprunts, avec ses virements, comme il disait ; avec ses prorogations de vingtièmes, avec ses sous additionnels et ses autres filouteries ! On a vu bien des mauvais ministres depuis ce Calonne, mais aucun de pire, car ses inventions et ses mensonges pour tromper les gens ont passé de l’un à l’autre, et même les plus bêtes ont pu s’en servir et paraître malins ! Il avait l’air de tout voir en beau, comme les fripons qui ne pensent jamais à payer leurs dettes, mais seulement à les augmenter ; leur air de confiance en donne aux autres, et c’est font ce qu’ils veulent.

Mais Calonne ne nous trompait pas tout de

même. Maître Jean ne pouvait plus ouvrir une gazette sans se fâcher ; il disait :

« Ce gueux finira par me faire a attraper un coup de sang : il ment toujours ! Il jette notre argent par les fenêtres, il décoiffe saint Pierre pour coiffer saint Paul, il emprunte à droite et à gauche, et quand il faudra payer à la fin, il se sauvera en Angleterre, et nous laissera dans la nasse. Je vous le prédis, ça ne peut pas tourner autrement. »

Tout le monde voyait ces choses, excepté le roi, la reine, les princes, dont Calonne avait payé les dettes, et les courtisans, sur qui pleuvaient les pensions et les gratifications de toute sorte.

Le clergé n’était pas aussi bête, il commençait à voir que tous ces beaux tours de Calonne finiraient mal. Chaque fois que Chauvel revenait de ses tournées, sa figures était comme éclairée, ses yeux brillaient, il souriait et disait en s’asseyant avec Marguerite, derrière le poêle :

« Maître Jean, tout va maintenant de mieux en mieux ; nos pauvres curés de paroisse ne veulent plus lire que le Vicaire savoyard, de Jean-Jacques ; les chanoines, les bénéficiaires de toute sorte lisent Voltaire, ils commencent à prêcher l’amour du prochain, et se désolent de la misère du peuple ; ils font des quêtes pour les pauvres. Dans toute l’Alsace et la Lorraine, on n’entend parler que de bonnes œuvres : à tel couvent, monsieur le supérieur fait dessécher les étangs, pour donner de l’ouvrage aux paysans ; à tel autre, on fait remise de la petite dîme cette année ; à tel autre on distribue des soupes. Il vaut mieux tard que jamais ! Toutes les bonnes idées leur viennent à la fois. Ces gens-là sont fins, très-fins ; ils voient que le bateau coule tout doucement ; ils veulent avoir des amis qui leur tendent la perche. »

Ses petits yeux clignotaient.

Nous n’osions presque pas croire ce qu’il disait, cela nous paraissait trop fort ; mais durant les années 1784, 1785 et 1786, Chauvel devenait toujours plus gai, plus riant : c’était comme un de ces oiseaux qui montent très-haut à cause de leur bonne vue, et qui voient les choses de très-loin et très-clairement, par-dessus les nuages.

La petite Marguerite devenait aussi très-gentille ; elle riait souvent en passant devant la forge, et se penchait dans la porte, son panier de livres sur l’épaule, en nous criant de sa petite voix claire et gaie :

« Bonjour, maître Jean ! bonjour, monsieur Valentin ! bonjour, Michel ! »

Et chaque fois je sortais, ayant un grand