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LA TAVERNE DU JAMBON DE MAYENCE.

n’ai jamais eu de respect que pour le soleil.

— Le soleil, dit Johannes en haussant les épaules, vous êtes donc un païen ? vous ne croyez pas à notre sainte religion, aux prophètes, aux apôtres, à la vocation du Seigneur ? Vous n’avez donc ni foi ni loi ; vous adorez les oignons, les choux, les raves et les vaches d’Égypte ! vous êtes un Amalécite, un Moabite, un Madianite, un Philistin ! » Chacun alors regardait, tendait l’oreille.

« Moi, répondit maître Sébaldus, je n’adore pas les oignons, ni les choux, ni les raves ; j’aime bien mieux les boudins et les andouilles. Mais ça ne m’empêche pas de respecter le dieu Soleil. Celui-là, au moins on le voit, on sait ce qu’il fait pour nous. En hiver, quand il s’en va, tout le monde grelotte ; au printemps, quand il revient, chacun danse, rit, chante ; les oiseaux, les poissons, les animaux à quatre pattes et les hommes, et jusqu’aux hannetons, oui, les hannetons se réjouissent de le revoir. Le soleil fait la pluie et le beau temps ; sans lui, mes prés, mes champs et mes vignes ne me rapporteraient pas un pfenning : je tiens pour le dieu Soleil !

— Pourquoi donc allez-vous à la messe les dimanches ? répliqua Johannes indigné.

— A cause de ma fille Fridoline, pour lui donner le bon exemple. Mais, quant à moi, je dis qu’il faut être aveugle, et même estropié du cerveau pour croire à autre chose qu’au soleil.

— Alors, qu’est-ce que nous sommes donc, nous autres ? hurla le capucin. Nous sommes donc des artisans de mensonge et d’hypocrisie ?

— Non, vous êtes des goinfres, » répondit le gros tavernier d’un ton goguenard.

Et dans le même instant la cour retentit d’une véritable tempête d’éclats de rire ; on se tordait les côtes le long des tables, on se balançait, on s’étouffait, on n’en pouvait plus, de douces larmes coulaient sur les joues, et Sébaldus, tenant son large ventre à deux mains, criait : « Ha ! ha ! ha ! si j’ai jamais dit la vérité, c’est bien cette fois ! »

Mais le père Johannes ne riait pas ; il avait le vin mauvais, et surtout le vin blanc. Après avoir regardé quelques secondes cette foule qui s’égayait à ses dépens, ses yeux gris se plissèrent, puis il se leva les lèvres frémissantes. On crut qu’il allait s’en aller, et plusieurs jouissaient déjà de sa déconfiture ; mais lui, s’arrêtant derrière la chaise de Sébaldus, prit sa longue trique de cormier à deux mains, et, l’ayant balancée lentement, il en déchargea un coup si furieux sur les reins charnus du gros homme, que tous les assistants en eurent la chair de poule. Et, bien loin d’être satisfait, il continua de la sorte jusqu’à ce que maître Sébaldus, qui faisait le gros dos et exhalait des hein ! lamentables, se mit à crier : « Ah ! ah ! mes amis… on me tue… au secours… au… secours ! »

Tout le monde alors ne fit qu’un cri : « Assommons le capucin ! tombons sur le capucin ! »

Mais Johannes, reculant vers la porte des Trabans, ne semblait pas s’effrayer de ces cris.

Il était possédé d’une sainte fureur et faisait tourbillonner son énorme trique comme le vent. Les plats, les assiettes, les cruches volaient autour de lui par douzaines. Quelques-uns, indignés de l’orgueil du tavernier, venaient se joindre au terrible moine ; d’autres se sauvaient à toutes jambes ; les femmes gémissaient, Fridoline sanglotait dans les bras de Christian, la mère Grédel ôtait la cravate de maître Sébaldus, et voyant son dos tout bleu, levait les mains en appelant la vengeance céleste. Lui, ne disait rien, il paraissait ahuri, le vin coulait sur ses jambes, dans ses manches et jusque dans ses poches ; il murmurait des paroles confuses. Sa triple couche de graisse l’avait seule empêché d’avoir les côtes rompues.

Toubac, Hans Aden, la vieille Rasimus, tous les savetiers, vanniers, chaudronniers et rémouleurs, s’acharnaient à la poursuite de Johannes. Sous la voûte des Trabans, la mêlée devint épouvantable ; Toubac, s’étant trop approché de la terrible trique, reçut sur l’oreille un coup qui le renversa dans un coin, Paulus Borbès venait d’être éreinté, et la vieille Rasimus, sa tignasse grise arrachée, se retirait lentement de la bagarre en traînant derrière elle ses guenilles.

Lorsque Sébaldus sortit de sa stupeur profonde, il vit au loin le père Johannes qui battait en retraite en assommant les gens, comme l’ange exterminateur.

« Ah ! gueux de capucin, s’écria-t-il, tu viendras encore me demander de remplir les paniers de ton âne ! je t’en donnerai des œufs, du beurre, du fromage et des boudins, je t’en donnerai ! »

Au bout d’un quart d’heure, les défenseurs du dieu Soleil restèrent enfin maîtres du champ de bataille. Mais quel spectacle ! quel dégât ! les vitres enfoncées, les tables renversées, les gens éclopés, le grand pâté et les paons à terre, les cruches, les assiettes en mille morceaux ! — Allez donc donner des festins de Balthazar à des savetiers, à des chaudronniers, à des capucins ; servez-leur du Forstheimer, du Pleis-