Page:Erckmann-Chatrian - Contes et romans populaires, 1867.djvu/567

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
35
LA MAISON FORESTIÈRE.

être, pensait-il, descendant de tant d’illustres chefs et d’une race fameuse, ton père a honte de toi ; mais je t’aime, car tu n’es pas méchant !… Tu es fort, et si l’esprit te manque, cela vient peut-être de ce que le vieux Goëtz n’en a pas beaucoup, et n’a pu t’en donner. Tu ne parles pas, c’est vrai… ta langue est morte, mais tes yeux parlent, et ils me disent que tu m’aimes !… Ah ! je t’aime bien aussi, mais je me fais vieux, et quand Goëtz ne sera plus là, que deviendras-tu, pauvre cher enfant de mes maîtres ? Que deviendras-tu ? Que fera-t-on de toi ! »

Ce pauvre vieux s’attendrissait, une larme coulait sur sa joue ; il redescendait le cœur navré ; et lui, qui jadis ne valait guère mieux que les Burckar, lui qui plus d’une fois avait trempé ses mains dans le sang à Trêves, à Lutzelstein, à Landau, et qui n’avait jamais songé peut-être à Dieu, dans le temps de sa force, il priait alors, appelait la bénédiction du ciel sur Hâsoum.

Donc ce soir-là, Goëtz se disait : « Pourquoi chantent-ils ? Quelque chose d’étrange se passe, et Hatvine, ce matin, en m’apportant à déjeuner, ne m’a rien dit. » Elle n’avait rien pu lui dire le matin, parce que Vittikâb et Honeck n’étaient pas encore de retour ; mais cette circonstance l’inquiétait.

Cependant la nuit était venue ; tous les bruits du Veierschloss expiraient un à un ; le silence grandissait partout dans l’air, sur la plateforme et dans les cours. Quelques braises brillaient encore sous la cendre, au fond de la petite cheminée en ogive, et Goëtz, assis près de là, le dos au mur, sa large tête chauve inclinée, les paupières closes, s’assoupissait.

Enfin, vers onze heures, le son de la trompe du Wachtmeister passa sur le lac comme un soupir, les échos du Hôwald s’éveillèrent une seconde pour répondre, et tout se tut. Goëtz allait se lever, pour tâcher de prendre un peu de repos, lorsque tout à coup en allumant sa torche, il prêta l’oreille : au loin s’entendait un bruit presque imperceptible. « C’est Vittikâb, murmura le vieillard ; il arrive ! » En effet, quelques instants après, des pas gravirent l’escalier du haut et traversèrent rapidement la plate-forme. La porte s’ouvrit, c’était le comte, le bec de son casque retourné sur la nuque, les épaules voûtées sous sa casaque de cuir roux, et le poignard suspendu par deux chaînettes en triangle sur la cuisse.

« Où est Hâsoum ? demanda-t-il d’abord.

— Il dort, monseigneur, répondit Goëtz en indiquant le plancher au-dessus.

— C’est bon. »

Et Vittikâb, se retournant, jeta un regard tout autour de la terrasse, ce qu’il n’avait jamais fait, puis il entra, tira le verrou et, montrant le banc près de la table de chêne :

« Assieds-toi là, fit-il au vieillard d’un ton rude.

Goëtz obéit tout saisi ; car, pour la première fois depuis vingt ans, Vittikâb n’était pas ivre. Il était calme, froid et sombre.

Que se passa-t-il alors entre le vieux chasseur et le Comte-Sauvage ? quelles paroles furent échangées entre eux, quels ordres donnés, quelles promesses faites ? Dieu le sait ! mais ce dut être grave, car une heure environ après, ils ressortirent ensemble sur la plateforme, le Burckar pâle comme la mort, le nez recourbé sur les lèvres, le menton serré ; Goëtz la tête nue, ses deux touffes de cheveux hérissées, les yeux gonflés de larmes. Ils traversèrent ainsi les larges dalles de la terrasse. La lune brillait dans les profondeurs du ciel bleuâtre, découpant les lourdes sculptures de la balustrade sur l’abîme. À l’angle du grand escalier, au-dessus de la cour ténébreuse, Vittikâb, un pied sur la marche inférieure, la main sur le manche de son poignard, se retourna et dit d’un ton bref et sourd :

« Tu m’as entendu ? »

— Vous serez obéi, monseigneur, » répondit le vieillard du même accent mystérieux.

Le Comte-Sauvage alors descendit, et Goëtz, appuyé sur le coin de la haute balustrade, le regarda quelques secondes d’un œil terne ; puis, quand il eut disparu, levant les deux mains au-dessus de son crâne chauve, d’un geste de désespoir inexprimable, il rentra dans la tour en gémissant tout bas, et poussant de petits cris plaintifs, qu’il s’efforçait en vain d’étouffer pour ne pas éveiller Hâsoum ; mais il ne pouvait les retenir, et tremblait comme une feuille des pieds à la tête. Heureusement le pauvre être qu’il gardait avait le sommeil profond : tout le jour il se donnait du mouvement, grimpant de poutre en poutre jusqu’au toit d’ardoises de la tour des Martres, haute de cent vingt pieds, et regardant par les étroites meurtrières la plaine et la montagne, le lac, les vallées verdoyantes et les bois. C’était là toute sa vie. Il dormait bien : Goëtz put sangloter et gémir à son aise.

Vous pensez bien, monsieur Théodore, qu’au milieu des grands préparatifs qui se faisaient alors pour les noces de Vittikâb, personne ne s’inquiéta de Goëtz, et que tout cela se passa complètement sous silence. Mais celui qui voit tout, avait assisté à la conférence du Comte-Sauvage et du vieux chasseur ; il commençait à se lasser de toutes ces choses ; l’heure était proche !