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MYRTILLE.

mêlez-vous de vos affaires. J’ai vu des Russes, j’ai vu des Espagnols, j’ai vu des Italiens, des Allemands et des Juifs ; les uns étaient bruns, ; les autres noirs, les autres roux ; les uns avaient le nez crochu, les autres le nez camard, et partout, oui, partout, j’ai rencontré de braves gens.

— C’est possible, disaient les commères, mais tous ces gens-là vivaient dans des maisons, tandis que les bohémiens vivent en plein air. »

Alors il les mettait poliment à la porte par les épaules :

« Allez, allez ! faisait-il, je n’ai pas besoin de vos conseils. Il est temps de renouveler l’air de la ferme, de vider les étables et de laver le plancher. »

Cependant les commères n’avaient pas tout à fait tort, comme on s’en aperçut malheureusement une douzaine d’années plus tard.

Autant Fritz aimait à donner le fourrage au bétail, à conduire les chevaux à l’abreuvoir, à suivre son père aux champs pour labourer, semer, faucher, lier les gerbes et les ramener en triomphe au village ; autant Myrtille se souciait peu de traire les vaches, de battre le beurre, d’écosser les pois, de peler les pommes de terre.

Quand les jeunes filles de Dosenheim, le matin à la lessive, l’appelaient la païenne ! elle se regardait avec complaisance dans la fontaine, et, voyant ses beaux cheveux noirs, ses lèvres pourpres, ses dents blanches, son collier de baies d’églantier, elle souriait et murmurait :

« On m’appelle la païenne, parce que je suis plus jolie que les autres. »

Et, du bout de son petit pied, elle agitait l’onde en riant aux éclats.

Catherine, s’apercevant de ces choses, s’en plaignait amèrement :

« Myrtille, disait-elle, n’est bonne à rien… elle ne veut rien faire. J’ai beau la prêcher, la conseiller, la reprendre, elle fait tout de travers. L’autre jour encore, lorsque nous rangions des pommes au fruitier, ne s’avisa-t-elle pas de mordre dans les plus belles, pour voir si elles étaient bien mûres !… Son plus grand talent est de croquer tout ce qu’elle trouve. »

Brêmer lui-même ne pouvait s’empêcher de reconnaître que l’esprit des païens était en elle, et, lorsqu’il entendait sa femme crier du matin au soir : « Myrtille ! Myrtille ! où es-tu ?… Oh ! la malheureuse ! elle s’est encore sauvée cueillir des mûres dans les ronces ! » il riait en lui-même et pensait : « Pauvre Catherine, te voilà comme une poule qui a couvé des œufs de canards ; les petits sont à l’eau, tu voles autour, tu les appelles, et c’est comme si tu chantais. »

Tous les ans, après les récoltes, Fritz et Myrtille passaient des journées entières loin de la ferme à faire paître le bétail, chantant, sifflant, cuisant des pommes de terre sous la cendre, et descendant le soir la côte rocailleuse, au son de la trompe d’écorce.

C’étaient les plus beaux jours de Myrtille.

Assise près du feu de chènevottes, sa belle tête brune inclinée sur sa petite main, elle restait immobile des heures entières, comme perdue dans d’immenses rêveries.

Les bandes d’oies et de canards sauvages qui traversent vers la fin de l’automne, le ciel désert, d’une montagne à l’autre par-dessus les grands bois, semblaient l’attrister jusqu’au fond de l’âme. Elle les suivait d’un long… long regard dans les profondeurs sans bornes de l’infini ; et, tout à coup elle se levait, étendait les bras et s’écriait :

« Il faut partir… Il faut partir… Ah ! je m’en vais. »

Puis elle pleurait la tête entre les genoux, et Fritz, debout près d’elle, pleurait aussi, disant :

« Pourquoi pleures-tu, Myrtille ? Qui est-ce qui t’a fait de la peine ? Est-ce un garçon du village ?… Kasper, Wilhelm, Heinrich ? Dis… Je tombe dessus… Dis seulement !

— Non !

— Mais pourquoi pleures-tu donc ?

— Je ne sais pas.

— Veux-tu courir au Falberg ?

— Non… ce n’est pas assez loin.

— Mais où veux-tu donc aller, Myrtille ?

— Là-bas !… là-bas !… faisait-elle, montrant bien loin au-delà des montagnes ; où vont les oiseaux !… »

Fritz alors levait les yeux et restait bouche béante.

Un jour de septembre qu’ils se trouvaient ainsi sur la lisière des bois, vers midi, la chaleur était si grande, l’air si calme, que la fumée de leur petit feu, au lieu de monter en colonne grisâtre, se répandait comme de l’eau sous les ronces desséchées. La cigale avait suspendu son chant monotone ; pas un insecte ne bourdonnait, pas une feuille ne murmurait, pas un oiseau ne gazouillait. Les bœufs et les vaches, la paupière close, les genoux ployés sous le ventre, se reposaient à l’ombre d’un grand chêne au milieu de la prairie, et parfois l’un d’eux mugissait d’une voix sourde et lente comme pour se plaindre.

Fritz avait d’abord voulu tresser la corde de son fouet, puis il s’était étendu dans l’herbe, le chapeau sur les yeux, et Friedland venait de se coucher près de lui, bâillant jusqu’aux oreilles.

Myrtille seule ne se ressentait pas de cette