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LA REINE DES ABEILLES.


LA REINE DES ABEILLES



« En allant de Motiers — Travers à Boudry, vers Neufchâtel, — dit le jeune professeur de botanique, — vous suivez une route encaissée entre deux murailles de rochers d’une élévation prodigieuse ; elles atteignent jusqu’à cinq et six cents pieds de hauteur à pic, et sont tapissées de plantes sauvages, de basilic des montagnes (thymus alpinus), de fougères (polypodium), de brimbelles (vitis idœa), de lierre terrestre et autres végétations grimpantes d’un effet admirable.

« Le chemin serpente dans ce défilé : il monte, descend, tourne, se ralentit ou se précipite, selon les mille sinuosités du terrain. Des roches grises le dominent en demi-voûte ; d’autres s’écartent et vous laissent voir des lointains bleuâtres, des profondeurs sombres et mélancoliques, des pans de sapins à perte de vue.

« Derrière tout cela coule la Reuss, qui bondit en cascades, se traîne sous les halliers, écume, fume et tonne dans les abîmes ; les échos vous apportent le tumulte et le mugissement de ses flots, comme un bourdonnement immense, continu.

« Depuis mon départ de Tubingue, le temps avait toujours été beau ; mais, comme j’atteignais le sommet de cet escalier gigantesque, à deux lieues environ du petit village de Noirsaigue, tout à coup je vis passer au-dessus de ma tête de grands nuages grisâtres, qui bientôt envahirent tout le défilé. Quoiqu’il ne fût encore que deux heures de l’après-midi, le ciel devint sombre comme à l’approche des ténèbres, et je prévis un orage épouvantable.

« Portant alors mes regards en tous sens pour chercher un abri, j’aperçus, par une des larges embrasures qui vous ouvrent la perspective des Alpes, sur la pente qui s’incline vers le lac, un antique chalet tout gris, tout moisi, avec ses petites vitres rondes, sa toiture en auvent chargée de larges pierres, son escalier extérieur à rampe sculptée et son balcon en corbeille, où les jeunes filles de la Suisse suspendent leurs blanches chemises et leurs petites jupes coquelicot.

« À gauche de cette construction, un vaste rucher, posé sur des poutrelles en balcon, formait saillie au-dessus de la vallée.

« Vous pensez bien que, sans perdre une minute, je me mis à bondir dans les bruyères pour gagner ce refuge, et bien m’en prit : j’en ouvrais à peine la porte, que l’ouragan se déchaînait au dehors avec une fureur terrible ; chaque coup de vent semblait devoir enlever la baraque, mais ses fondements étaient solides, et la sécurité des braves gens qui m’accueillirent me rassura complètement sur de pareilles éventualités.

« Là vivaient Walter Young, sa femme Catherine, et leur fille unique, la petite Rœsel.

« Je restai trois jours chez eux ; car le vent, qui tomba vers minuit, avait amassé tant de brumes dans la vallée de Neufchâtel, que notre montagne en était littéralement noyée ; on ne pouvait faire vingt pas hors du chalet sans se perdre. Chaque matin, en me voyant prendre mon bâton et boucler mon sac, les braves gens s’écriaient :

« — Seigneur Dieu ! qu’allez-vous faire, monsieur Hennétius ? Gardez-vous bien de partir : vous n’arriveriez nulle part. Au nom du ciel, restez parmi nous. »

« Et Young, ouvrant la porte, s’écriait :

« — Voyez, Monsieur ! ne faudrait-il pas être las de vivre, pour se hasarder dans les rochers ? La sainte colombe elle-même ne retrouverait pas son arche au milieu d’un pareil brouillard. »

« Un simple coup d’œil sur la côte suffisait pour me décider à remettre mon bâton derrière la porte.

« Walter Young était un homme du vieux