Page:Erckmann-Chatrian - Contes et romans populaires, 1867.djvu/202

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
134
MAITRE DANIEL ROCK.

papiers de mensonge et d’hypocrisie. Oubliez les vieilles chroniques et ces grandes idées qui me tiennent au cœur et le déchirent… elles n’ont pas encore en vous de profondes racines… vous pouvez vivre sans elles. Ce chemin de fer exigera beaucoup d’ouvriers… eh bien, faites-vous à cela… ou bien cherchez fortune ailleurs. La forge, la maison, les terres, les meubles, l’argent, tout est à vous… sauf les ruines… Prenez tout… partez ! Le bonheur et la fortune sont amis de la jeunesse… Embrassons-nous… et laissez-moi seul. »

À ces mots, les deux braves garçons sentirent leurs poitrines se gonfler.

« Vous nous chassez donc ? s’écria Christian d’une voix strangulée.

— Mais nous n’avons rien fait pour qu’on nous chasse ! dit Kasper.

— Moi, mes enfants, vous chasser ! dit maître Daniel attendri. Mais non… je veux seulement que vous viviez… Songez donc que nous serions seuls contre tous… contre la commune, les avocats, les juges, les gendarmes… Songez que si nous en assommions dix, vingt, cinquante… ce serait encore comme si nous n’avions rien fait. Regardez les chênes sous les haches des bûcherons… longtemps ils résistent, mais il faut qu’ils tombent… il le faut !… Moi, vous chasser !… Oh ! non… Je veux vous sauver !

— Et nous, dit Kasper froidement, nous ne voulons pas être sauvés : nous voulons combattre avec vous.

— Oui, nous voulons mourir avec vous, dit Christian ; nous pensons comme vous, nous avons les mêmes idées que vous. Si nous vous laissions seul, est-ce que nous ne serions pas des lâches ?… Mais nous aimerions mieux mourir mille fois que de vous quitter.

— C’est bien ! » dit maître Daniel d’un accent étouffé.

Et ses yeux gris se voilèrent de larmes.

« Vous avez raison… il vaut mieux mourir ensemble. »

Il étendit les bras.

« Embrassons-nous… et que tout soit fini ! »

Alors ils s’embrassèrent.

La figure du vieillard était bien pâle ; celles des deux jeunes gens exprimaient une résolution calme, inflexible.

Après cette étreinte, ils se séparèrent, et le vieux forgeron dit :

« La seule chose qui me fasse encore de la peine, c’est Thérèse. Comment vivra-t-elle quand nous n’y serons plus ?… Seule… abandonnée… car maintenant elle ne peut plus épouser Ludwig… »

Il terminait à peine ces mots, que Thérèse, blanche comme une statue de marbre, mais calme, résignée, ouvrait la porte et venait s’agenouiller devant le fauteuil de son père.

« J’ai tout entendu, dit-elle, ne vous inquiétez pas de moi… votre fille est avec vous… elle ne peut combattre… mais elle peut prier… elle peut conserver votre mémoire quand vous ne serez plus… elle peut lire les vieilles chroniques que vous aimiez tant, et rappeler vos âmes courageuses pour entendre ces nobles récits… Elle ne sera jamais seule… car vous viendrez la voir… comme les ombres de nos seigneurs viennent voir Fuldrade là-haut dans les ruines, et causer avec elle des temps passés. »

Maître Daniel, entendant ces paroles, parut comme en extase. Au bout d’un instant, s’inclinant vers sa fille et l’attirant sur son cœur :

« C’est beau, Thérèse, murmura-t-il ; oui, c’est beau, ce que tu viens de dire… Ah ! le sang des Rock, de cette grande famille de forgerons et d’armuriers dont parlent nos histoires, ce noble sang revit en nous tous ! mais c’est toi, ma pauvre enfant, qui dois porter le poids de nos malheurs. La mort n’est rien, — l’homme brave ne la voit point… elle se cache à ses yeux, — mais la vie… la vie chez les étrangers… la vie d’une femme sans secours, sans appui… voilà ce que je plains !… voilà ce qui me fait souffrir pour toi, Thérèse. Et tu veux oublier Ludwig, qui t’aime… et que tu aimes !

— Oh ! oui, je l’aime !… mais j’aime encore plus l’honneur de ma famille… j’aime encore plus mon devoir ! »

Un éclair d’orgueil sillonna le front de maître Daniel.

« Garçons, s’écria-t-il, vous croyez être courageux… eh bien, regardez votre sœur… elle est plus grande, elle a plus de vertu que nous tous… Elle me rend glorieux ! Oui… elle a raison, le sang des Rock et des Bénédum ne doit pas couler ensemble… Ce Bénédum qui ne pense qu’à gagner de l’argent… je le méprise ! »

Puis, après un instant de silence, il ajouta tristement :

« Pourtant, Ludwig est un brave garçon… il m’en coûte de lui dire « C’est fini… va t’en ! »

Thérèse alors s’était inclinée sur le sein du vieillard… On l’entendait sangloter tout bas… son beau cou blanc, où flottaient les boucles de sa noire chevelure, tressaillait doucement.

Ses frères la regardaient avec un sentiment de pitié inexprimable.

Aux derniers mots de maître Daniel : « Il m’en coûte de lui dire : C’est fini… va t’en ! »