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MAITRE DANIEL ROCK.

la fougue de notre sang… Rassurez-vous donc, maître Frantz, et ne portez pas de jugements téméraires. »

Le père Nicklausse parlait d’un ton assez vif.

« Monsieur le curé, répliqua simplement Bénédum, je vous ai dit ce que je pense ; j’ai cru remplir mon devoir… Maintenant, si je me trompe, tant mieux… Il est possible que l’âge ait refroidi le sang de Daniel ; mais, à la place des ingénieurs, je ne m’y fierais pas… Quant au reste, cela ne m’empêchera jamais de l’aimer et de l’estimer, qu’il ait raison ou tort… Une amitié de cinquante ans ne s’éteint pas en un jour. »

Le meunier s’était levé gravement, et M. le curé le reconduisit, se disant en lui-même :

« Il est comme les gens mal dans leurs affaires, qui voient tout en noir, et qui prédisent tous les jours une révolution… et, finalement, ce sont eux qui se sauvent, parce que la révolution est dans leur coffre. »

Ainsi raisonnait le vieillard, qui ne manquait pas d’une grande expérience des hommes et des choses.

Cependant, la nuit venue, pour en avoir la conscience nette, il se rendit chez les Rock et trouva la porte de leur maison fermée. Ayant prêté l’oreille et n’entendant rien à l’intérieur, il pensa que toute la famille dormait, et, retournant au presbytère, il conclut que maître Bénédum s’était décidément trompé, « car, se disait-il, des gens qui méditent des crimes, ne peuvent dormir. »

Chacun juge des autres par soi-même.


XV


Les études de messieurs les ingénieurs avançaient donc rapidement ; leurs piquets s’étendaient à travers les bois, les ravins et les torrents, depuis Erschwiller jusqu’à Felsenbourg.

Et quand on songeait à tout ce qu’il faudrait d’ouvrage pour terminer le chemin de fer, quand on se disait : « Ici devra s’élancer un pont d’une montagne à l’autre… là, les rochers devront être taillés à pic… plus loin, il faudra détourner la Zorn, creuser des voûtes souterraines, aplanir les vallons, élever des talus de trois à quatre cents pieds ; » quand on rêvait à ces choses, on s’étonnait de l’audace des hommes, on se demandait : « Que penseront de nous nos enfants ?… Que leur restera-t-il à faire de comparable ?… Que sont les châteaux du Nideck, du Haut-Barr, les cathédrales de Strasbourg et de toute l’Allemagne en comparaison de telles entreprises ?… Quels peuples anciens pourraient s’égaler à nous ? »

Voilà ce que chacun se disait en présence de ces projets gigantesques ; mais un grand nombre doutaient qu’ils pussent jamais s’accomplir.

Le jour donc où les piquets des ingénieurs, descendant du Falberg, débordèrent dans le vallon, ceux qui travaillaient aux champs suspendaient parfois leur ouvrage, regardant les ingénieurs penchés sur leurs lunettes, les piqueurs traînant la chaîne, les ouvriers aplanissant les difficultés du terrain, les bûcherons abattant les arbres, qui tombaient avec un grand fracas, et, voyant ces choses, ils croyaient faire un rêve.

Les piétons, les charretiers, les facteurs — qui depuis tant d’années, le bâton ou le fouet à la main, se traînaient comme de véritables limaces dans les petits sentiers sablonneux autour des montagnes, allongeant le pas et s’imaginant faire beaucoup de chemin, — eux aussi s’arrêtaient d’un air rêveur, et, regardant de loin ces petits hommes à casquette plate allant, venant, criant, étendant le bras et donnant des ordres pour traverser des masses de rochers d’une lieue, cela leur paraissait étrange ; ils hochaient la tête et se disaient :

« Quand ce chemin de fer sera fait, nous n’aurons plus mal aux dents… et, d’ici là, les piétons useront encore plus d’une paire de bottes. »

Ainsi raisonnaient ces gens, ce qui ne les empêchait pas d’admirer la folie d’un pareil travail.

Or, dans la soirée du samedi, toutes les études de la vallée de Felsenbourg étant terminées, il ne s’agissait plus que d’entreprendre celles de la côte pour entrer dans le défilé de Saverne.

Messieurs les ingénieurs et les petites dames célébrèrent le lendemain dimanche selon leur habitude, et le lundi, à quatre heures du matin, on reprit les piquets et les lunettes à deux cents mètres des bruyères.

Ici se présente une réflexion toute naturelle : chacun se demande pourquoi les auteurs du chemin de fer, au lieu d’imposer le respect à tous par la régularité de leurs mœurs autant que par l’audace de leurs conceptions, la grandeur de leurs entreprises et leur infatigable activité, pourquoi, dis-je, ces glorieux enfants du XIXe siècle dont les œuvres gigantesques étonneront l’avenir, semblaient se soucier fort