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MAITRE DANIEL ROCK.

peu de choquer les usages et les coutumes respectables des populations ?

Serait-il vrai que la morale des hommes instruits diffère de celle des ignorants ? Ou bien faut-il croire que l’absorption constante de la pensée, les efforts de l’intelligence pour atteindre un but difficile, exigent des compensations et même des excès d’un autre genre, pour établir l’équilibre entre les facultés du corps et celles de l’âme, et restituer à la matière ses satisfactions les plus impérieuses et les plus légitimes ? — Ces hautes spéculations n’entrent pas dans le cadre de notre histoire. Nous laissons à d’autres le soin de résoudre le problème.

Toujours est-il qu’une foule de monde regardait, du village, à quel endroit de la côte devait entrer le chemin de fer.

Le temps était magnifique. Dès six heures du matin, le soleil avait dissipé les brumes du vallon ; la terre fumait, la rosée s’évaporait, le feuillage des pommiers tremblotait à la brise.

Messieurs les ingénieurs, en grandes bottes de cuir roux, traversaient les hautes herbes humides ; ils étaient trempés de sueur ;, on entendait leurs voix brèves crier aux portechaînes :

« Appuyez à droite… Appuyez à gauche… C’est cela… Halte ! »

Une foule d’ouvriers les suivaient ; les bûcherons au loin, dans l’immense tranchée de la forêt, déjeunaient assis autour de leurs écuelles de terre vernie. Tous les gens de la vallée en face, les pâtres avec leurs chèvres, les commères sur le seuil de leurs maisonnettes, regardaient, se demandant :

« Est-ce que le chemin passera dans les ruines ou sous la montagne ? »

Maître Bénédum, debout sur le petit pont en dos d’âne, faisait mine de lever l’écluse, et Ludwig, appuyé contre la porte du moulin, était tout pâle.

En ce moment, et comme M. Horace venait de faire signe à son piqueur d’étendre la chaîne dans les bruyères, apparut d’abord, sortant du sentier de la forge qui mène aux ruines, le père Rock en manches de chemise, le tablier de cuir sur les genoux, la tête nue, un gros marteau dans la ceinture.

Il regarda… puis descendit gravement vers le piqueur, comme s’il fût allé lui souhaiter le bonjour.

En même temps ses deux fils, remontant aussi de la forge, sortirent du sentier et le suivirent du même pas, d’assez loin. Ils étaient, comme leur père, en manches de chemise, et portaient également le tablier de cuir.

« Que fais-tu là ? dit le vieux forgeron au piqueur.

— Vous le voyez bien, père Daniel, répondit cet homme qui se trouvait être du village, je plante un piquet.

— Qui t’a permis de marcher sur ma terre ? demanda le forgeron les yeux étincelants.

— Mais… mais… père Daniel ! » répondit l’autre tout saisi.

Monsieur Horace regardait de loin cette scène qu’il ne comprenait pas.

« Allons !… allons !… criait-il, dépêchons-nous ! »

Mais le piqueur n’avait pas envie d’obéir ; il connaissait maître Daniel, qui lui dit d’un ton sec :

« Retire-toi, Hans : je te donne un bon conseil. »

Monsieur Horace, voyant l’immobilité de cet homme, accourut en s’écriant :

« Qu’y a-t-il donc ?

— Il y a, répondit maître Daniel, que je vous défends d’avancer ici ;

— Vous nous défendez…, vous ? cria l’ingénieur en le regardant en dessous :

— Oui… moi !… Retirez-vous… et vite… bien vite ! »

Alors les joues du vieux forgeron se prirent à frémir… Monsieur Horace, bien loin d’en avoir peur, partit d’un éclat de rire sauvage, saisit le piquet et courut le planter sous le nez du vieux forgeron, en criant :

« Voilà ! »

Maître Daniel toussa légèrement, prit son marteau, et donna sur la tête de l’ingénieur un coup qui lui fit jaillir le sang du nez, des oreilles et de la bouche, et l’étendit roide à ses pieds.

Après ce coup, le forgeron remit son marteau dans sa ceinture, saisit le piquet garni d’une longue pointe de fer, puis regarda devant lui.

Hans sautait par-dessus les bruyères, comme une grande chèvre poursuivie par un loup.

Fragonard, Cyprien, les piqueurs, les ouvriers, s’avançaient en poussant des clameurs épouvantables.

Le vieux Rock, seul, la tête haute, rejetée en arrière, les sourcils froncés, le nez recourbé sur les lèvres, les yeux plissés, le menton serré, les attendait sans faire un pas en avant.

Rien qu’à le voir, il y avait de quoi frémir.

Ses deux fils se rapprochèrent chacun le marteau au poing.

« Misérables !… scélérats !… » criaient les Parisiens en brandissant leurs armes.