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MAITRE DANIEL ROCK.

Lorsqu’ils furent sur les bruyères, maître Daniel leur cria d’une voix vibrante comme une trompette d’airain :

« N’avancez pas ! »

Mais comme ils avançaient toujours, le grand Fragonard en tête, il fit quatre pas à leur rencontre ; son piquet tourbillonna, lançant au loin celui de Fragonard, qui n’eut que le temps de se rejeter en arrière, avec une oreille de moins et la joue droite toute bleue.

« Canaille !… misérable !… » criait-il d’un accent aigu.

Le forgeron ne répondit rien… Ses fils le rejoignirent… et la bataille commença… mais une bataille à faire trembler, — une bataille où les coups de pelle, de pioche, de piquet, tombaient comme la grêle, écrasant tantôt l’un, tantôt l’autre ; il y en avait toujours cinq ou six en l’air qui descendaient comme la foudre !

Et l’on voyait tout cela du village… Tout le monde grimpait la côte, les sabots ou les souliers à la main, à travers haies, jardins, broussailles, criant :

« Ah ! mon Dieu !… Ah ! mon Dieu ! quels coups !… ils vont s’exterminer… Ah ! mon Dieu ! quelle bataille !… Ah ! Seigneur ! »

Et l’on voyait toujours la tête grise du père Rock au-dessus de la mêlée et son piquet tourbillonner en sifflant… Il était couvert de sang, et semblait encore rire avec son grand nez crochu.

Ses fils avaient aussi des piquets et marchaient près de lui sous les coups.

Au bas du talus, on voyait plusieurs éclopés, se traîner à quatre pattes hors de la bagarre, et dans le lointain, les bûcherons sortant du bois la hache au poing… puis au-dessus, à la crête d’un rocher, la vieille Fuldrade qui maudissait les ennemis du forgeron.

Enfin, dans le petit sentier qui longe les bruyères, accouraient tout haletants, Ludwig, Bénédum et les garçons meuniers.

Les pauvres vieilles du village, qui ne pouvaient courir assez vite, levaient leurs longues mains jaunes au ciel et criaient, assises dans le sentier, à mi-côte :

« Saint Christophe !… saint Pancrace !… saint Arbogaste !… saint Landolf !… ayez pitié de nous ! »

Ce qui n’empêcha pas les coups de pleuvoir avec un fracas terrible.

Maître Daniel était alors transporté d’un sublime enthousiasme ; toutes les vieilles chroniques lui passaient devant les yeux. Il s’avançait hachant, massacrant, assommant, exterminant tout ce qui se présentait à lui, comme Hugues le Borgne à la bataille de Mühldorf.

Bientôt même, ayant reçu trois ou quatre coups de pioche sur la tête, il crut être Hugues le Borgne lui-même, et tout à coup on l’entendit crier :

« Comte de Falkenstein… vous faites merveille en ce jour !… Le léopard tremble… Nous consacrerons sa dépouille à sainte Barbe, notre patronne !… Sus ! sus ! aux Tavardins, aux Brabançons !… sus ! que tous soient mis à mort et à sac, sans miséricorde ni merci !… Hein ! hein !… À moi !… à moi !… les fils des croisés !… Sus !… À la bonne heure… Ils n’auront point de sépulture ! »

Et ces bribes de chroniques donnaient une ardeur singulière à ses garçons : ils grinçaient des dents, ils bondissaient, ils assommaient avec une rage incroyable ; ils ne sentaient pas les pioches, les pelles qui leur labouraient les côtes : on aurait dit qu’ils étaient de fer.

Fragonard, grand, maigre, la bouche ouverte jusqu’aux oreilles, la joue bleue, le chapeau de travers, s’efforçait de fendre la presse, et menaçait le vieux d’une nouvelle pique, puis il se retournait furieux et criait aux bûcherons à gorge déployée :

« Arrivez donc… arrivez donc… morbleu ! »

Le père Daniel aussi regardait Fragonard et voulait s’approcher de lui :

« Toi, murmurait-il, tu vas mourir… Je t’ai vu dans le défilé d’Elberschwiller… tu amenais dans nos montagnes les brigands de Lorraine… Maintenant, il faut que je te tue pour la seconde fois ! »

Enfin les bûcherons arrivèrent, et le père Rock, aux reflets bleus des haches qu’il avait trempées lui-même, eut un éclair de bon sens :

« Christian ! Kasper ! s’écria-t-il d’une voix déchirante, ils sont trop… sauvez-vous… Laissez-moi seul ! »

Sa longue figure prit une expression désespérée.

Mais les deux braves garçons, bien loin de fuir, s’élancèrent alors au-devant de lui. Les coups tombaient sur leurs piquets avec un son mat, précipité, comme celui de la forge.

C’est à ce moment que Kasper fut atteint d’un coup de hache par le bûcheron Yéri du Chèvrehof. Il tomba sur les genoux.

Maître Daniel poussa un rugissement à faire trembler Fragonard lui-même. On le vit bondir au milieu des haches, retomber, saisir Yéri, le broyer sous ses pieds, et fermer ensuite les yeux. Mille coups lui martelaient les reins et la tête… Il se retourna encore, criant :