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LE TRÉSOR DU VIEUX SEIGNEUR.

mes ; j’aurais voulu me jeter à ses pieds, prendre ses petites mains dans les miennes, y poser mes lèvres en sanglotant. Le respect seul me retenait. Mais quant à lui dire : « Je vous aime ! » jamais… jamais je ne l’aurais osé. Et pourtant Fridoline devait être ma femme. »

En ce moment, Nicklausse suspendit son récit, l’émotion le suffoquait. Le vieux Furbach lui-même se sentait tout attendri ; il regarda le brave garçon pleurer à ces souvenirs, ces sanglots de bonheur l’émouvaient jusqu’aux entrailles, mais il ne trouvait pas un mot à dire.

Au bout de quelques minutes, l’émotion de Nicklausse étant un peu calmée, il poursuivit :

« Vous pensez bien, Monsieur Furbach, que pendant cet hiver de 1828, qui fut très-long et très-rude, mon idée fixe ne me quitta jamais. Représentez-vous un pauvre diable, la bretelle au cou, traînant sa charrette, matin et soir, dans cette immense coquille qui semble n’en plus finir des bords du Rhin à la terrasse. Vous la connaissez, cette rampe, où s’engouffrent tous les vents de l’Alsace et de la Suisse ; — que de fois, à mi-côte, je me suis arrêté regardant les vastes décombres, les noires cahutes au-dessous, et me disant : « Le trésor est au milieu de cela… quelque part… je ne sais où… mais il y est ! Si je le découvrais, au lieu d’avoir la figure sanglée par la pluie, les pieds dans la boue et la corde aux reins, j’aurais chaud, je serais assis devant une bonne table, je boirais de bon vin, et j’écouterais le vent, la pluie, la grêle se déchaîner au dehors, en remerciant Dieu de ses bontés. Et puis… et puis… je verrais une douce figure me sourire ! »

« Ces pensées me donnaient la fièvre ; mes yeux perçaient les murs, je sondais du regard toutes les profondeurs de l’abîme, je sapais le pied de chaque tour, j’en calculais l’épaisseur par le couronnement.

« — Ah ! m’écriais-je, je trouverai… je trouverai… il faut que je trouve ! »

« Une sorte d’attrait bizarre ramenait toujours ma vue au donjon de Gontran l’Avare, qui fait face à la montée. C’est une haute maçonnerie couronnée de lourds créneaux, qui saillent en relief du côté de Hunevir. Le donjon de Rodolphe s’élève tout auprès. Entre les deux s’abaissait le pont-levis de la place : ces deux tours formaient en quelque sorte les jambages de la porte colossale.

« Une circonstance surtout m’attachait à la tour de Gontran ; c’est qu’à moitié de sa hauteur, sur une large pierre dégrossie, est sculptée une croix surmontée d’un casque, et les deux gantelets cloués à la place des mains du Christ.

« Vous n’avez pas oublié, Monsieur Furbach, la petite croix que je portais toujours sur moi, et que je vous fis voir le jour de mon départ ; cette croix me paraissait semblable à celle de la tour de Gontran : c’étaient le même casque, les mêmes gantelets, — et puis en passant près de la tour, chose inconcevable, il m’arrivait chaque fois de frémir des pieds à la tête : je me sentais envahi par une force étrange ; la peur me saisissait, et, malgré mon désir de pénétrer ce mystère, l’effroi de la mort me faisait fuir.

« Une fois rentré dans ma chambre, le soir, je me traitais de lâche, je me promettais d’avoir plus de courage le lendemain ; mais l’idée de me trouver face à face avec des êtres d’un monde inconnu renversait toujours mes fortes résolutions.

« En outre, au pied de cette fameuse tour, dans l’ancienne cave de la salle d’armes, habitait le vieux cordier Zulpick, qui, depuis mon arrivée à Brisach, épiait mes moindres démarches. Que me voulait cet homme ? Soupçonnait-il mes projets ? Lui-même était-il possédé des mêmes instincts ? Avait-il des indices ? Je ne pouvais me défendre d’une vague appréhension en le voyant : évidemment entre Zulpick et moi existait un intérêt quelconque… De quelle nature était cet intérêt ? Je l’ignorais et restais sur mes gardes.

« Or, depuis trois mois, je traînais ma charrette sans oser prendre une résolution solide ; le découragement venait, il me semblait parfois que l’esprit des ténèbres avait voulu se rire de ma crédulité ; chaque nuit je rentrais au Schlossgarten dans une tristesse inexprimable. Katel et Fridoline avaient beau me demander la cause de mon chagrin et me promettre un meilleur sort, je maigrissais à vue d’œil.

« L’hiver était venu, le froid était excessif, surtout dans les nuits claires où les étoiles fourmillent au ciel, où la lune brillante dessine sur la neige les ombres des grands arbres, avec leurs mille rameaux entrelacés.

« Dans ce temps-là, les bateaux à vapeur n’existaient pas encore ; de gros bateaux à voile faisaient le service ; ils arrivaient à huit, neuf, dix, onze heures, souvent à minuit, selon que le vent était plus ou moins favorable. Il fallait les attendre sur la jetée, au milieu des ballots, la neige tombait lentement et me couvrait comme un bloc de pierre. Et puis, quand le bateau avait passé, je rentrais souvent sans bagages, car en hiver les voyageurs sont rares.