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LE BLANC ET LE NOIR.

Théodore Blitz venait de se lever ; après nous avoir prévenus d’un regard profond, il s’approcha de Mutz, et, d’un air de confidence, il lui demanda tout bas en montrant la rue ténébreuse :

« Il est là ?

— Oui ! fit l’assassin du même ton mystérieux.

— Il te suit ?

— Depuis la Fischbach.

— Par derrière ?

— Oui, par derrière.

— C’est ça, c’est bien ça, dit le maître de chapelle en nous jetant un nouveau regard, c’est toujours comme ça ! Eh bien, reste ici, Saphéri, assieds-toi là, près de la cheminée.— Brauer, allez chercher les gendarmes ! »

À ce mot de gendarmes, le misérable pâlit affreusement et voulut encore s’échapper ; mais la même horreur le repoussa, et s’affaissant au coin d’une table, la tête entre ses mains :

« Oh ! si j’avais su… si j’avais su ! » dit-il.

Nous étions tous plus morts que vifs. Le brasseur venait de sortir. Pas un souffle ne s’entendait dans la salle : le vieux juge avait déposé sa pipe, le bourgmestre me regardait d’un air consterné, Rothan ne sifflait plus. Théodore Blitz, assis au bout d’un banc, les jambes croisées, regardait la pluie rayer les ténèbres.

Nous restâmes ainsi près d’un quart d’heure, craignant toujours que l’assassin ne prît enfin le parti de fuir ; mais il ne bougeait pas, ses longs cheveux pendaient entre ses doigts, et l’eau coulait de ses habits comme d’une gouttière, sur le plancher.

Enfin un cliquetis d’armes s’entendit dehors, les gendarmes Werner et Keltz parurent sur le seuil. Keltz, lançant un coup d’œil oblique sur l’assassin, leva son grand chapeau en disant :

« Bonne nuit, Monsieur le juge de paix. »

Puis il entra et passa tranquillement une menotte au poignet de Saphéri, qui se couvrait toujours la face.

« Allons, suis-moi, mon garçon, dit-il. Werner, fermez la marche. »

Un troisième gendarme, gros et court, parut dans l’ombre, et toute la troupe sortit.

Le malheureux n’avait pas fait la moindre résistance.

Nous nous regardions les uns les autres tout pâles.

« Bonsoir, Messieurs, » dit l’organiste.

Il s’éloigna.

Et chacun de nous, perdu dans ses réflexions personnelles, s’étant levé, regagna son logis en silence.

Quant à moi, plus de vingt fois je tournai la tête avant d’arriver à ma porte, croyant entendre l’autre, celui qui suivait Saphéri Mutz, se glisser sur mes talons.

Et quand enfin, grâce au ciel, je fus dans ma chambre, avant de me coucher et d’éteindre ma lumière, j’eus la sage précaution de regarder sous mon lit, pour me convaincre que ce personnage ne s’y trouvait pas. Il me semble même avoir récité certaine prière, pour l’empêcher de m’étrangler pendant la nuit. Que voulez-vous ? — on n’est pas philosophe tous les jours.


II


Jusqu’alors j’avais considéré Théodore Blitz comme une espèce de fou mystique ; sa prétention d’entretenir des correspondances avec les esprits invisibles, au moyen d’une musique composée de tous les bruits de la nature : du frémissement des feuilles, du murmure des vents, du bourdonnement des insectes, me paraissait fort ridicule, et je n’étais pas seul de mon avis.

Il avait beau nous dire que si le chant grave de l’orgue éveille en nous des sentiments religieux, que si la musique guerrière nous porte à la bataille, et les airs champêtres à la contemplation, c’est que ces différentes mélodies sont des invocations aux génies de la terre, lesquels apparaissent soudain au milieu de nous, agissent sur nos organes et nous font participer à leur propre essence,— tout cela me paraissait obscur, et je ne doutais pas que l’organiste ne fût un cerveau blessé.

Mais dès lors mes opinions changèrent à son égard, et je me dis qu’après tout l’homme n’est pas un être purement matériel, que nous sommes composés de corps et d’âme ; que tout attribuer au corps et tout vouloir expliquer par lui n’est pas rationnel ; que le fluide nerveux, agité par les ondulations de l’air, est tout aussi difficile à comprendre que l’action directe des puissances occultes ; qu’on ne conçoit pas comment un simple chatouillement, exercé d’après les règles du contre-point, dans notre oreille, provoque en nous des milliers d’émotions agréables ou terribles, élève notre âme vers Dieu, la met en présence du néant, ou réveille en nous l’ardeur de la vie, l’enthousiasme, l’amour, la crainte, la pitié… Non, je ne trouvai plus cette explication satisfaisante ; les idées du maître de chapelle me parurent bien plus grandes, plus fortes, plus justes et plus acceptables sous tous les rapports.