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L’ILLUSTRE DOCTEUR MATHÉUS.

autour de sa jolie figure, regardait le petit enfant avec une tendresse inexprimable ; l’âne suivait d’un pas ferme le bord du talus ; ses longues oreilles se relevaient au moindre bruit, puis retombaient d’un air mélancolique ; le grand Hans Aden, revêtu de sa longue capote qui lui battait les mollets, son tricorne sur la nuque et les deux poings dans ses poches de derrière, marchait gravement et criait de temps en temps :

« Hue, Schimel, hue ! »

À cette vue Coucou Peter, sans attendre Mathéus, se mit à dégringoler le sentier en criant :

« Salut, maître Hans Aden, salut ! Où diable allez-vous si tard ? »

Hans Aden se retourna lentement, et sa petite femme leva les yeux pour voir qui pouvait crier de la sorte.

« C’est toi, Coucou Peter, dit Hans Aden en lui tendant la main ; bonsoir, mon garçon. Nous allons en pèlerinage.

— En pèlerinage ! comme ça se rencontre, s’écria Coucou Peter tout joyeux, nous y allons aussi. Ma foi, c’est une bonne occasion de renouveler connaissance. Mais pourquoi donc allez-vous en pèlerinage, maître Hans Aden ? Auriez-vous quelqu’un de malade dans la famille ?

— Non, Coucou Peter, non ! répondit le maire de Dabo ; Dieu merci, tout le monde se porte bien chez nous. Nous allons remercier saint Florent de nous avoir accordé un enfant. Tu sais que ma femme et moi nous étions mariés depuis cinq ans sans avoir eu ce bonheur. À la fin ma femme me dit : « Écoute, Hans Aden, il faut aller en pèlerinage ; toutes les femmes qui vont en pèlerinage ont des enfants ! » Moi, je pensais que ça ne servirait à rien… « Bah ! que je lui dis, ça ne sert à rien, Thérèse, et puis moi, je ne peux pas quitter la maison ; voici justement le temps de la récolte, je ne peux pas tout abandonner. — Eh bien, j’irai toute seule, qu’elle me dit ; tu es un incrédule, Hans Aden, tu finiras mal ! — Eh bien, vas-y, Thérèse ; nous verrons bien qui a raison de nous deux. » Bon, elle y va, et figure-toi, Coucou Peter, que, juste neuf mois après, arrive un enfant gros et gras, le plus beau garçon de la montagne ! Depuis ce temps-là, toutes les femmes de Dabo veulent aller en pèlerinage. »

Coucou Peter avait écouté ce récit avec une attention singulière ; tout à coup il releva la tête en disant :

« Et combien y a-t-il que dame Thérèse est allée en pèlerinage !

— Il y a aujourd’hui deux ans, répondit Hans Aden.

— Deux ans ! s’écria Coucou Peter en devenant tout pâle et en s’appuyant contre un arbre, deux ans ! Dieu de Dieu !

— Qu’est-ce que tu as donc ? fit Hans Aden.

— Rien, monsieur le maire… rien… C’est une faiblesse qui me prend dans les jambes, chaque fois que je reste trop longtemps assis. »

En même temps il regarda la petite Thérèse, qui baissait les yeux et devenait rouge comme une cerise. Elle paraissait toute timide et prenait l’enfant pour lui donner le sein ; mais avant qu’elle eût défait les sangles, Coucou Peter s’avança en s’écriant :

« Ah ! maître Hans Aden, que vous êtes heureux ! Tout vous réussit : vous êtes le plus gros herr de la montagne, vous avez des champs, des prés, et voilà que saint Florent vous envoie le plus bel enfant du monde ! Mais il faut que je le voie, ce pauvre petit, dit-il en tirant son chapeau à dame Thérèse, j’aime tous les petits enfants !

— Hé ! ne te gêne pas, Coucou Peter, dit le maire tout glorieux, on peut le regarder… il n’y a pas d’affront.

— Tenez, monsieur Coucou Peter, fit dame Thérèse à voix basse, embrassez-le. Il est beau, n’est-ce pas ?


— S’il est beau, s’écria Coucou Peter, tandis que deux grosses larmes coulaient lentement sur ses joues rouges, s’il est beau ! Dieu de Dieu, quels poings ! quelle poitrine ! quelle bonne figure réjouie ! »

Il soulevait l’enfant et le contemplait les yeux tout grands ouverts ; on aurait dit qu’il ne pouvait plus le rendre ; la mère souriait et détournait la tête pour essuyer une larme.

Enfin le joyeux ménétrier coucha lui-même le petit dans le bât, il releva l’oreiller avec soin :

« Voyez-vous, dame Thérèse, murmurait-il, les enfants veulent avoir la tête haute, il faut y prendre garde ! »

Puis il boucla les sangles et se mit à sourire à la jolie petite mère, pendant que le grand Hans Aden s’arrêtait à quelques pas et coupait une branche de bouleau pour se faire un sifflet.

Mathéus, retardé par la pente rapide du chemin, rejoignit alors son disciple.

« Salut, braves gens, s’écria l’illustre docteur en soulevant son large feutre ; que la bénédiction du Seigneur soit avec vous !

Amen ! » répondit Hans Aden en revenant avec sa branche de bouleau.

Dame Thérèse inclina doucement la tête et parut s’abandonner aux plus charmantes rêveries.