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L’AMI FRITZ.

d’une grande chambre enfumée, assis devant une table de vieux chêne, les deux coudes sur un gros bouquin à tranche rouge, et son front ridé entre ses mains.

La figure du vieux David, dans cette attitude réfléchie, et sous cette lumière grise, ne manquait pas d’un grand caractère ; il y avait dans l’ensemble de ses traits quelque chose de l’esprit rêveur et contemplatif du dromadaire, ce qui se retrouve du reste chez toutes les races orientales.

« Il lit le Talmud, » se dit Fritz.

Puis, descendant deux marches, il ouvrit la porte en s’écriant :

« Tu es donc toujours enfoncé dans la loi et les prophètes, vieux posché-isroel ?

— Ah ! c’est toi, schaude ! fit le vieux rabbin, dont la figure prit aussitôt une expression de joie intérieure, en même temps que d’ironie fine, quoique pleine de bonhomie ; tu n’as donc pu te passer de moi plus longtemps, tu t’ennuyais et tu es content de me voir ?

— Oui, c’est toujours avec un nouveau plaisir que je te revois, fit Kobus en riant ; c’est un grand plaisir pour moi de me trouver en face d’un véritable croyant, un petit-fils du vertueux Jacob, qui dépouilla son frère…

— Halte ! s’écria le rebbe, halte ! tes plaisanteries sur ce chapitre ne peuvent aller. Tu es un épicaures sans foi ni loi. J’aimerais mieux soutenir une discussion en règle contre deux cents prêtres, cinquante évêques et le pape lui-même, que contre toi. Du moins ces gens sont forcés d’admettre les textes, de reconnaître qu’Abraham, Jacob, David et tous les prophètes étaient d’honnêtes gens ; mais toi, maudit schaude, tu nies tout, tu rejettes tout, tu déclares que tous nos patriarches étaient des gueux ; tu es pire que la peste, on ne peut rien t’opposer, et c’est pourquoi, Kobus, je t’en prie, laissons cela. C’est très mauvais de ta part de m’attaquer sur des choses où j’aurais en quelque sorte honte de me défendre… envoie-moi plutôt le curé. »

Alors Fritz partit d’un immense éclat de rire, et, s’étant assis, il s’écria :

« Rebbe, je t’aime, tu es le meilleur homme et le plus réjouissant que je connaisse. Puisque tu as honte de défendre Abraham, parlons d’autre chose.

— Il n’a pas besoin d’être défendu, s’écria David, il se défend assez lui-même.

— Oui, il serait difficile de lui faire du mal maintenant, dit Fritz ; enfin, enfin, laissons cela. Mais dis donc, David, je m’invite à prendre un verre de kirschenwasser chez toi ; je sais que tu en as de très bon. »

Cette proposition dérida tout à fait le vieux rabbin, qui n’aimait réellement pas discuter avec Kobus de choses religieuses. Il se leva souriant, ouvrit la porte de la cuisine, et dit à la bonne vieille Sourlé, qui pétrissait justement la pâte d’un schaled[1] :

« Sourlé, donne-moi les clefs de l’armoire ; mon ami Kobus est là qui veut prendre un verre de kirschenwasser.

— Bonjour, monsieur Kobus ! s’écria la bonne femme ; je ne peux pas venir, j’ai de la pâte jusqu’aux coudes. »

Fritz s’était levé ; il regardait dans la petite cuisine toute sombre, éclairée par un vitrail de plomb, la bonne vieille qui pétrissait, tandis que David lui tirait les clefs de la poche.

« Ne vous dérangez pas, Sourlé, dit-il, ne vous dérangez pas. »

David revint, referma la cuisine et ouvrit la porte d’un petit placard, où se trouvaient le kirschenwasser et trois petits verres ; il les apporta sur la table, heureux de pouvoir offrir quelque chose à Kobus. Celui-ci, voyant ce sentiment, s’écria que le kirsch était délicieux.

« Tu en as de meilleur, fit le vieux rebbe en goûtant.

— Non, non, David, peut-être d’aussi bon, mais pas de meilleur.

— En veux-tu encore un verre ?

— Merci, il ne faut pas abuser des bonnes choses, comme disait mon père ; je reviendrai. »

Alors ils étaient réconciliés.

Le vieux rebbe reprit en plissant les yeux avec malice :

« Et qu’est-ce que tu as fait là-bas, schaude ? Je me suis laissé dire que tu as fait de grosses dépenses, pour creuser un réservoir à poissons. Est-ce vrai ?

— C’est vrai, David.

— Ah ! s’écria le vieux rebbe, cela ne m’étonne pas ; quand il s’agit de manger et de boire, tu ne connais plus la dépense. »

Et, hochant la tête, il dit d’un ton nasillard :

« Tu seras toujours le même ! »

Fritz souriait.

« Écoute, David, fit-il, dans six ou sept mois d’ici, lorsque le poisson sera rare, et que tu auras fait ton tour sur le marché, le nez long d’une aune, sans rien trouver de bon… — car, vieux, tu aimes aussi les bons morceaux, tu as beau hocher la tête, tu es de la race des chats, et le poisson te plaît…

— Mais, Kobus, Kobus ! s’écria David, vas-tu maintenant me faire passer pour un épicaures de ton espèce ? Sans doute, j’aime mieux un beau brochet qu’une queue de vache sur mon

  1. Gâteau Juif