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L’AMI FRITZ.

Kobus entra dans la salle à manger, tout fier de sa résolution, et, ayant soupé d’assez bon appétit, il se coucha, pour être prêt à partir de grand matin.

Il était à peine cinq heures, et le soleil commençait à poindre au milieu des grandes vapeurs du Losser, lorsque Fritz Kobus et son ami Hâan, accroupis dans un vieux char à bancs tressé d’osier, en forme de corbeille, à l’ancienne mode du pays, sortirent au grand trot par la porte de Hildebrandt, et se mirent à rouler sur la route de Hunebourg à Michelsberg.

Hâan avait sa grande houppelande de castorine et son bonnet de renard à longs poils, la queue flottant sur le dos, Kobus, sa belle capote bleue, son gilet de velours à carreaux verts et rouges, et son large feutre noir.

Quelques vieilles, le balai à la main, les regardaient passer en disant : « Ils vont ramasser l’argent des villages ; ça prouve qu’il est temps d’apprêter notre magot ; la note des portes et fenêtres va venir. Quel gueux que ce Hâan ! Penser que tout le monde doit s’échiner pour lui, qu’il n’en a jamais assez, et que la gendarmerie le soutient ! »

Puis elles se remettaient à balayer de mauvaise humeur.

Une fois hors de l’avancée, Hâan et Kobus se trouvèrent dans les brouillards de la rivière.

« Il fait joliment frais ce matin, dit Kobus.

— Ha ! ha ! ha ! répondit Hâan en claquant du fouet, je t’en avais bien prévenu hier. Il fallait mettre ta camisole de laine ; maintenant, allonge-toi dans la paille, mon vieux, allonge-toi. — Hue ! Foux, hue !

— Je vais fumer une pipe, dit Kobus, cela me réchauffera. »

Il battit le briquet, tira sa grande pipe de porcelaine d’une poche de côté, et se mit à fumer gravement.

Le cheval, une grande haridelle du Mecklembourg, trottait les quatre fers en l’air, les arbres suivaient les arbres, les broussailles les broussailles. Hâan ayant déposé le fouet dans un coin, sous son coude, fumait aussi tout rêveur, comme il arrive au milieu des brouillards, où l’on ne voit pas les choses clairement.

Le soleil jaune avait de la peine à dissiper ces masses de brume, le Losser grondait derrière le talus de la route ; il était blanc comme du lait, et, malgré son bruit sourd, il semblait dormir sous les grands saules.

Parfois, à l’approche de la voiture, un martin-pêcheur jetait son cri perçant et filait ; puis une alouette se mettait à gazouiller quelques notes. En regardant bien, on voyait ses ailes grises s’agiter en accent circonflexe à quelques pieds au-dessus des champs, mais elle redescendait au bout d’une seconde, et l’on n’entendait plus que le bourdonnement de la rivière et le frémissement des peupliers.

Kobus éprouvait alors un véritable bien-être ; il se réjouissait et se glorifiait de la résolution qu’il avait prise d’échapper à Sûzel par une fuite héroïque ; cela lui semblait le comble de la sagesse humaine.

« Combien d’autres, pensait-il, se seraient endormis dans ces guirlandes de roses, qui t’entouraient de plus en plus, et qui, finalement, n’auraient été que de bonnes cordes, semblables à celles que la vertueuse Dalila tressait pour Samson ! Oui, oui, Kobus, tu peux remercier le ciel de ta chance ; te voilà libre encore une fois comme un oiseau dans l’air ; et, par la suite des temps, jusqu’au sein de la vieillesse, tu pourras célébrer ton départ de Hunebourg, à la façon des Hébreux, qui se rappelaient toujours avec attendrissement les vases d’or et d’argent de l’Égypte ; ils abandonnèrent les choux, les raves et les oignons de leur ménage, pour sauver le tabernacle ; tu suis leur exemple, et le vieux Sichel lui-même serait émerveillé de ta rare prudence. »

Toutes ces pensées, et mille autres non moins judicieuses, passaient par la tête de Fritz ; il se croyait hors de tout péril, et respirait l’air du printemps dans une douce sécurité. Mais le Seigneur Dieu, sans doute fatigué de sa présomption naturelle, avait résolu de lui faire vérifier la sagesse de ce proverbe : « cache-toi, fuis, dérobe-toi sur les monts et dans la plaine, au fond des bois ou dans un puits, je te découvre et ma main est sur toi ! »

À la Steinbach, près du grand moulin, ils rencontrèrent un baptême qui se rendait à l’église Saint-Blaise : le petit poupon rose sur l’oreiller blanc, la sage-femme, fière avec son grand bonnet de dentelle, et les autres gais comme des pinsons ; — à Hoheim, une paire de vieux qui célébraient la cinquantaine dans un pré ; ils dansaient au milieu de tout le village ; le ménétrier, debout sur une tonne, soufflait dans sa clarinette, ses grosses joues rouges gonflées jusqu’aux oreilles, le nez pourpre et les yeux à fleur de tête ; on riait, on trinquait ; le vin, la bière, le kirschenwasser coulaient sur les tables ; chacun battait la mesure ; les deux vieux, les bras en l’air, valsaient la face riante ; et les bambins, réunis autour d’eux, poussaient des cris de joie qui montaient jusqu’au ciel. À Frankenthâl, une noce montait les marches de l’église, le garçon d’honneur en tête, la poitrine couverte d’un bouquet