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L’AMI FRITZ.

bus du coin de l’œil, il fallait dire cela tout de suite ; du moment que vous avez acheté un manteau neuf pour saint Maclof… Tâchez seulement qu’il n’ait pas besoin d’autre chose l’année prochaine. Je dis donc : — Reçu huit florins. »

Hâan écrivit la quittance et la remit à Laër en disant :

« Restent cinq florins à payer dans les trois mois, ou je serai forcé de recourir aux grands moyens. »

Le paysan sortit, et Hâan dit à Fritz :

« Voilà le meilleur du village, il est adjoint ; tu peux juger des autres. »

Puis il cria de sa place :

« Joseph Besme ! »

Un contribuable parut, un vieux bûcheron qui paya quatre florins sur douze ; puis un autre, qui paya six florins sur dix-sept ; puis un autre, deux florins sur treize, ainsi de suite : ils avaient tous donné pour le beau manteau de saint Maclof, et chacun d’eux avait un frère, une sœur, un enfant dans le purgatoire, qui demandait des messes ; les femmes gémissaient, levaient les mains au ciel, invoquant la sainte Vierge ; les hommes restaient calmes.

Finalement, cinq ou six se suivirent sans rien payer ; et Hâan furieux, s’élançant à la porte, se mit à crier d’une voix de tempête :

« Montez, montez tous, gueusards ! montez ensemble ! »

Il se fit un grand tumulte dans l’escalier. Hâan reprit sa place, et Kobus, à côté de lui, regarda vers la porte les gens qui entraient. En deux minutes, la moitié de la salle fut pleine de monde, hommes, femmes et jeunes filles, en blouse, en veste, en jupe rapiécée ; tous secs, maigres, déguenillés, de véritables têtes de chevaux : le front étroit, les pommettes saillantes, le nez long, les yeux ternes, l’air impassible.

Quelques-uns, plus fiers, affectaient une espèce d’indifférence hautaine, leur grand feutre penché sur le dos, les deux poings dans les poches de leur veste, la cuisse en avant et les coudes en équerre. Deux ou trois vieilles, hagardes, l’œil allumé de colère et le mépris sur la lèvre ; des jeunes filles pâles, les cheveux couleur filasse ; d’autres, petites, le nez retroussé, brunes comme la myrtille sauvage, se poussaient du coude, chuchotaient entre elles, et se dressaient sur la pointe des pieds pour voir.

Le percepteur, la face pourpre, ses trois cheveux roussâtres debout sur sa grosse tête chauve, attendait que tout le monde fût en place, affectant de lire dans son registre. Enfin, il se retourna brusquement, et demanda si quelqu’un voulait encore payer.

Une vieille femme vint apporter douze kreutzers ; tous les autres restèrent immobiles.

Alors Hâan, se retournant de nouveau, s’écria :

« Je me suis laissé dire que vous avez acheté un beau manteau neuf au patron de votre village ; et comme les trois quarts d’entre vous n’ont pas de chemise à se mettre sur le dos, je pensais que le bienheureux saint Maclof, pour vous remercier de votre bonne idée, viendrait m’apporter lui-même l’argent de vos contributions. Tenez, mes sacs étaient déjà prêts, cela me réjouissait d’avance ; mais personne n’est venu : le roi peut attendre longtemps, s’il espère que les saints du calendrier lui rempliront ses caisses !

« Je voudrais pourtant savoir ce que le grand saint Maclof a fait dans votre intention, et les services qu’il vous a rendus, pour que vous lui donniez tout votre argent.

« Est-ce qu’il vous a fait un chemin, pour emmener votre bois, votre bétail, et vos légumes en ville ? Est-ce qu’il paye les gendarmes qui mettent un peu d’ordre par ici ? Est-ce que saint Maclof vous empêcherait de vous voler, de vous piller et de vous assommer les uns les autres, si la force publique n’était pas là ?

« N’est-ce pas une abomination de laisser toutes les charges au roi, de se moquer, comme vous, de celui qui paye les armées pour défendre la patrie allemande, les ambassadeurs pour représenter noblement la vieille Allemagne, les architectes, les ingénieurs, les ouvriers qui couvrent le pays de canaux, de routes, de ponts, d’édifices de toute sorte qui font l’honneur et la gloire de notre race ; les steuerbôt, les fonctionnaires, les gendarmes qui permettent à chacun de conserver ce qu’il a ; les juges qui rendent la justice, selon nos vieilles lois, nos anciens usages et nos droits écrits ?… N’est-ce pas abominable que de ne pas songer à le payer, à l’aider comme d’honnêtes gens, et de porter tous vos kreutzers à saint Maclof, à Lalla-Boumphel, à tous ces saints que personne ne connaît ni d’Eve ni d’Adam, dont il n’est pas dit un mot dans les saintes Écritures, et qui, de plus, vous mangent pour le moins cinquante jours de l’année, sans compter vos cinquante-deux dimanches ?

« Croyez-vous donc que cela puisse durer éternellement ? ne voyez-vous pas que c’est contraire au bon sens, à la justice… à tout ?

« Si vous aviez un peu de cœur, est-ce que vous ne prendriez pas en considération les services que vous rend notre gracieux souverain, le père de ses sujets, celui qui vous met le