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L’AMI FRITZ.

honnête paysan, et rien de plus, à cette heure, il l’aimait, il lui trouvait de l’esprit, et bien d’autres qualités qu’il n’avait pas reconnues jusqu’alors ; il prenait fait et cause pour lui et s’indignait contre Schmoûle.

Cependant le vieux rebbe David, debout à sa fenêtre ouverte, attendait déjà Christel, Schmoûle et le greffier de la justice de paix. La vue de Kobus lui fit plaisir.

« Hé ! te voilà, schaude, s’écria-t-il de loin ; depuis huit jours on ne te voit plus.

— Oui, David, c’est moi, dit Fritz en s’arrêtant à la fenêtre, je t’amène Christel, mon fermier, un brave homme, et dont je réponds comme de moi-même ; il est incapable d’avancer ce qui n’est pas…

— Bon, bon, interrompit David, je le connais depuis longtemps. Entrez, entrez, les autres ne peuvent tarder à venir : voici dix heures qui sonnent. »

Le vieux David était dans sa grande capote brune, luisante aux coudes ; une calotte de velours noir coiffait le derrière de son crâne chauve, quelques cheveux gris voltigeaient autour ; sa figure maigre et jaune, plissée de petites rides innombrables, avait un caractère rêveur, comme au jour du Kipour[1].

« Tu ne t’habilles donc pas ? lui demanda Fritz.

— Non, c’est inutile. Asseyez-vous. »

Ils s’assirent.

La vieille Sourlé regarda par la porte de la cuisine entr’ouverte, et dit :

« Bonjour, monsieur Kobus.

— Bonjour, Sourlé, bonjour. Vous n’entrez pas ?

— Tout à l’heure, fit-elle, je viendrai.

— Je n’ai pas besoin de te dire, David, reprit Fritz, que pour moi Christel a raison, et que j’en répondrais sur ma propre tête.

— Bon ! je sais tout cela, dit le vieux rebbe, et je sais aussi que Schmoûle est fin, très-fin, trop fin même. Mais ne causons pas de ces choses ; j’ai reçu la signification depuis trois jours, j’ai réfléchi sur cette affaire, et… tenez, les voici ! »

Schmoûle, avec son grand nez en bec de vautour, ses cheveux d’un roux ardent, la petite blouse serrée aux reins par une corde, et la casquette plate sur les yeux, traversait alors la cour d’un air insouciant. Derrière lui marchait le secrétaire Schwân, le chapeau en tuyau de poêle tout droit sur sa grosse figure bourgeonnée, le registre sous le bras. Une minute après, ils entrèrent dans la salle. David leur dit gravement :

« Asseyez-vous, Messieurs. »

Puis il alla lui-même rouvrir la porte, que Schwân avait fermée par mégarde, et dit :

« Les prestations de serment doivent être publiques. »

Il prit dans un placard une grosse Bible, à couvercle de bois, les tranches rouges, et les pages usées par le pouce. Il l’ouvrit sur la table et s’assit dans son grand fauteuil de cuir. Il y avait alors quelque chose de grave dans toute sa personne, et de méditatif. Les autres attendaient. Pendant qu’il feuilletait le livre, Sourlé entra, et se tint debout derrière le fauteuil. Un ou deux passants, arrêtés sur l’escalier sombre de la rue des Juifs, regardaient d’un air curieux.

Le silence durait depuis quelques minutes, et chacun avait eu le temps de réfléchir, lorsque David, levant la tête et posant la main sur le livre, dit :

« M. le juge de paix Richter a déféré le serment à Isaac Schmoûle, marchand de bétail, sur cette question : « Est-il vrai qu’il a été convenu entre Isaac Schmoûle et Hans Christel, que Schmoûle viendrait prendre dans la huitaine une paire de bœufs achetés par lui le 22 mai dernier, et que, faute de venir, il payerait à Christel, pour chaque jour de retard, un florin comme dédommagement de la nourriture des bœufs. » Est-ce cela ?

— C’est cela, dirent Schmoûle et l’anabaptiste ensemble.

— Il ne s’agit donc plus que de savoir si Schmoûle consent à prêter serment.

— Je suis venu pour ça, dit Schmoûle tranquillement, et je suis prêt.

— Un instant, interrompit le vieux rebbe en levant la main, un instant ! Mon devoir, avant de recevoir un acte pareil, l’un des plus saints, des plus sacrés de notre religion, est d’en rappeler l’importance à Schmoûle. »

Alors, d’une voix grave, il se mit à lire :

« Tu ne prendras point le nom de l’Éternel, ton Dieu, en vain. Tu ne diras point de faux témoignages ! »

Puis, plus loin, il lut encore du même ton | solennel :

« Quand il sera question de quelque chose ! où il y ait doute, touchant un bœuf ou un âne, ou un menu bétail, ou un habit, ou tout autre chose, la cause des deux parties sera portée devant le juge, et le serment de l’Éternel interviendra entre les deux parties. »

Schmoûle, en cet instant, voulut parler ; mais, pour la seconde fois, David lui fit signe de se taire, et dit :

« Tu ne prendras point le nom de l’Éternel,

  1. Journée de jeûne et d’expiation chez les juifs.