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L’AMI FRITZ.

la galerie de bois aux piliers massifs, les douze fenêtres à persiennes vertes, la petite porte voûtée et ses marches usées.

Quelques minutes plus tôt, cette vue aurait éveillé mille souvenirs attendrissants dans son âme, mais en ce moment il craignait de ne pas voir la petite Sûzel, et cela le désolait.

L’auberge devait être encombrée de monde ; car à peine la voiture eut-elle paru sur la place, qu’un grand nombre de figures se penchèrent aux fenêtres, des figures prussiennes à casquettes plates et grosses moustaches, et d’autres aussi. Deux chevaux étaient attachés aux anneaux de la porte ; leurs maîtres regardaient de l’allée.

Dés que la berline se fut arrêtée, le vieil aubergiste Lœrich, grand, calme et digne, sa tête blanche coiffée d’un bonnet de coton, vint abattre le marchepied d’un air solennel, et dit :

« Si Messeigneurs veulent se donner la peine de descendre… »

Alors Fritz s’écria :

« Comment, père Lœrich, vous ne me reconnaissez pas ? »

Et le vieillard se mit à le regarder, tout surpris.

« Ah ! mon cher monsieur Kobus, dit-il au bout d’un instant, comme vous ressemblez à votre père ! pardonnez-moi, j’aurais dû vous reconnaître. »

Fritz descendit en riant, et répondit :

« Père Lœrich, il n’y a pas de mal, vingt ans changent un homme. Je vous présente mon feld-maréchal Schoûltz, et mon premier ministre Hâan ; nous voyageons incognito. »

Ceux des fenêtres ne purent s’empêcher de sourire, surtout les Prussiens, ce qui vexa Schoûltz.

« Feld-maréchal, dit-il, je le serais aussi bien que beaucoup d’autres ; j’ordonnerais l’assaut ou la bataille, et je regarderais de loin avec calme. »

Hâan était de trop bonne humeur pour se fâcher.

« A quelle heure le dîner ? demanda-t-il.

— A midi, Monsieur. »

Ils entrèrent dans le vestibule, pendant que Zimmer dételait ses chevaux et les conduisait à l’écurie. Le vestibule s’ouvrait au fond sur un jardin ; à gauche était la cuisine : on entendait le tic-tac du tournebroche, le pétillement du feu, l’agitation des casseroles. Les servantes traversaient l’allée en courant, portant l’une des assiettes, l’autre des verres ; le sommelier remontait de la cave avec un panier de vin.

« Il nous faut une chambre, dit Fritz à l’aubergiste, je voudrais celle de Hoche.

— Impossible, monsieur Kobus, elle est prise, les Prussiens l’ont retenue.

— Eh bien, donnez-nous la voisine. »

Le père Lœrich les précéda dans le grand escalier. Schoûltz ayant entendu parler de la chambre du général Hoche, voulut savoir ce que c’était.

« La voici, Monsieur, dit l’aubergiste en ouvrant une grande salle au premier. C’est là que les généraux républicains ont tenu conseil le 23 décembre 1793, trois jours avant l’attaque des lignes de Wissembourg. Tenez, Hoche était là. »

Il montrait le grand fourneau de fonte dans une niche ovale, à droite.

« Vous l’avez vu ?

— Oui, Monsieur, je m’en souviens comme d’hier ; j’avais quinze ans. Les Français campaient autour du village, les généraux ne dormaient ni jour ni nuit. Mon père me fit monter un soir, en me disant : « Regarde bien ! » Les généraux français, avec leur écharpe tricolore autour des reins, leurs grands chapeaux à cornes en travers de la tête, et leurs sabres traînants, se promenaient dans cette chambre.

« À chaque instant des officiers, tout couverts de neige, venaient prendre leurs ordres. Comme tout le monde parlait de Hoche, j’aurais bien voulu le connaître, et je me glissai contre le mur, regardant, le nez en l’air, ces grands hommes qui faisaient tant de bruit dans la maison.

« Alors mon père, qui venait aussi d’entrer, me tira par ma manche, tout pâle, et me dit à l’oreille : « Il est près de toi ! » Je me retournai donc, et je vis Hoche debout devant le poêle, les mains derrière le dos et la tête penchée en avant. Il n’avait l’air de rien auprès des autres généraux, avec son habit bleu à large collet rabattu et ses bottes à éperons de fer. Il me semble encore le voir, c’était un homme de taille moyenne, brun, la figure assez longue ; ses grands cheveux, partagés sur le front, lui pendaient sur les joues ; il rêvait au milieu de ce vacarme, rien ne pouvait le distraire. Cette nuit même, à onze heures, les Français partirent ; on n’en vit plus un seul le lendemain dans le village, ni dans les environs. Cinq ou six jours après, le bruit se répandit que la bataille avait eu lieu, et que les Impériaux étaient en déroute. C’est peut-être là que Hoche a ruminé son coup. »

Le père Lœrich racontait cela simplement, et les autres écoutaient émerveillés. IL les conduisit ensuite dans la chambre voisine, leur demandant s’ils voulaient être servis chez eux ; mais ils préférèrent manger à la table d’hôte.

Ils redescendirent donc.