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L’AMI FRITZ.

Tous trois se prirent à rire comme des bienheureux ; ils étaient à moitié gris.

« Ha ! ha ! ha ! maintenant à la danse, dit Kobus en se levant. »

— À la danse ! » répétèrent les autres.

Ils vidèrent leurs verres debout et sortirent enfin, vacillant un peu, et riant si fort que tout le monde se retournait dans la grande rue pour les voir.

Schoûltz levait ses grandes jambes de sauterelle jusqu’au menton, et les bras en l’air :

« Je défie la Prusse, s’écriait-il d’un ton de Hans-Wurst, je défie tous les Prussiens, depuis le caporal schlague jusqu’au feld-maréchal ! »

Et Hâan, le nez rouge comme un coquelicot, les joues vermeilles, ses gros yeux pleins de douces larmes, bégayait :

« Schoûltz ! Schoûltz ! au nom du ciel, modère ton ardeur belliqueuse ; ne nous attire pas sur les bras l’armée de Frédéric-Wilhelm ; nous sommes des gens de paix, des hommes d’ordre, respectons la concorde de notre vieille Allemagne.

— Non ! non ! je les défie tous, s’écriait Schoûltz ; qu’ils se présentent ; on verra ce que vaut un ancien sergent de l’armée bavaroise : Vive la patrie allemande ! »

Plus d’un Prussien riait dans ses longues moustaches en les voyant passer.

Fritz, songeant qu’il allait revoir la petite Sûzel, était dans un état de béatitude inexprimable.

« Toutes les jeunes filles sont à la Madame-Hütte, se disait-il, surtout le premier jour de la fête : Sûzel est là ! »

Cette pensée l’élevait au septième ciel ; il se délectait en lui-même et saluait les gens d’un air attendri. Mais une fois sur la place des Deux-Boucs, quand il vit le drapeau flotter sur la baraque et qu’il reconnut, aux dernières notes d’un hopser, le coup d’archet de son ami Iôsef, alors il éprouva l’enivrement de la joie, et, traînant ses camarades, il se mit à crier :

« C’est la troupe de Iôsef !… C’est la troupe de Iôsef !… Maintenant, il faut reconnaître que le Seigneur Dieu nous favorise ! »

Lorsqu’ils arrivèrent à la porte de la Hütte, le hopser finissait, les gens sortaient, le trombone, la clarinette et le fifre s’accordaient pour une autre danse ; la grosse caisse rendait un dernier grondement dans la baraque sonore.

Ils entrèrent, et les estrades tapissées de jeunes filles, de vieux papas, de grand’mères, les guirlandes de chêne, de hêtre et de mousse, suspendues autour des piliers, s’offrirent à leurs regards.

L’animation était grande ; les danseurs reconduisaient leurs danseuses. Fritz, apercevant de loin la grosse toison de son ami Iôsef au milieu de l’orchestre olivâtre, ne se possédait plus d’enthousiasme, et les deux mains en l’air, agitant son feutre, il criait :

« Iôsef ! Iôsef ! »
tandis que la foule se dressait à droite et à gauche, et se penchait pour voir quel bon vivant était capable de pousser des cris pareils. Mais quand on vit Hâan, Schoûltz et Kobus s’avancer riant, jubilant, la face pourpre et se dandinant au bras l’un de l’autre, comme il arrive après boire, un immense éclat de rire retentit dans la baraque, car chacun pensait : « Voilà des gaillards qui se portent bien et qui viennent de bien dîner. »

Cependant Iôsef avait tourné la tête, et reconnaissant de loin Kobus, il étendait les bras en croix, l’archet dans une main et le violon dans l’autre. C’est ainsi qu’il descendit de l’estrade, pendant que Fritz montait ; ils s’embrassèrent à mi-chemin, et tout le monde fut émerveillé.

« Qui diable cela peut-il être ? disait-on. Un homme si magnifique qui se laisse embrasser par le Bohémien… »

Et Bockel, Andrès, tout l’orchestre penché sur la rampe, applaudissait à ce spectacle.

Enfin Iôsef, se redressant, leva son archet et dit :

« Écoutez ! voici M. Kobus, de Hunebourg, mon ami, qui va danser un treieleins avec ses deux camarades. Quelqu’un s’oppose-t-il à cela ?

— Non, non, qu’il danse ! cria-t-on de tous les coins.

— Alors, dit Iôsef, je vais donc jouer une valse, la valse de Iôsef Almâni, composée en rêvant à celui qui l’a secouru un jour de grande détresse. Cette valse, Kobus, personne ne l’a jamais entendue jusqu’à ce moment, excepté Bockel, Andrès et les arbres du Tannewald ; choisis-toi donc une belle danseuse selon ton cœur ; et vous, Hâan, Schoûltz, choisissez également les vôtres : personne que vous ne dansera la valse d’Almâni. »

Fritz s’étant retourné sur les marches de l’estrade, promena ses regards autour de la salle, et il eut peur un instant de ne pas trouver Sûzel. Les belles filles ne manquaient pas : des noires et des brunes, des rousses et des blondes, toutes se redressaient, regardant vers Kobus, et rougissant lorsqu’il arrêtait la vue sur elles ; car c’est un grand honneur d’être choisie par un si bel homme, surtout pour danser le treieleins. Mais Fritz ne les voyait pas rougir ; il ne les voyait pas se redresser comme les hussards de Frédéric-Wilhelm à la parade, effaçant leurs épaules et se mettant la bouche