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L’ILLUSTRE DOCTEUR MATHÉUS.

tendre au magnifique coup d’œil qui s’offrit à ses regards : d’un bout de la salle à l’autre s’étendait une table avec sa nappe de belle toile blanche à filets rouges ; plus de quarante couverts en faisaient le tour, et chaque couvert avait sa serviette bien propre, bien roide, pliée en forme de bateau ou de bonnet d’évêque ; on voyait qu’elles étaient presque neuves et qu’elles sortaient de l’armoire. De plus, ils avaient chacun leur bouteille de bon vin d’Alsace ; et de loin en loin une grosse carafe, transparente comme le cristal, reflétait les fenêtres, le ciel et les objets d’alentour.

Ajoutez à cela que le plancher, lavé de la veille, était sablé de sable fin, que l’air circulait par les fenêtres entr’ouvertes, que l’odeur des rôtis vous arrivait par bouffées d’un châssis donnant sur la cuisine, que le cliquetis de la vaisselle, le tic-tac du tourne-broche, le pétillement du feu sur l’âtre, que tout annonçait un festin grandiose à quarante sous par tête, et vous pourrez vous figurer avec quel bonheur maître Frantz s’assit près de l’une des petites tables, et s’essuya le front en attendant l’heure du dîner.

Pas une âme ne troublait le repos de la salle, car on savait bien que l’auberge des Trois-Roses aurait grand monde en ce jour solennel, et qu’on ne ferait pas attention à vous pour une chope de vin ni pour deux.

L’illustre philosophe jouit pendant quelque temps de ce calme délicieux, puis il tira de la grande poche de sa capote le répertoire anthropo-zoologique, et se mit à chercher un texte digne de la circonstance.

Or la mère Jacob, qui venait d’entendre ouvrir la porte, regarda par le châssis, et voyant un homme grave qui lisait dans un livre, elle resta plus d’une minute à le considérer ; puis elle fit signe à la grosse Orchel d’approcher, et lui montrant l’illustre philosophe assis le coude au bord de la fenêtre, dans une attitude méditative, elle lui demanda s’il ne ressemblait pas au vieux curé Zacharias, mort depuis cinq ans.

Orchel s’écria que c’était lui.

La petite Katel, qui tenait justement la queue de la lèchefrite, accourut pour voir ce qui se passait, elle put à peine retenir un cri de surprise. Il y eut grand émoi dans la cuisine ; chacune mettait à son tour le nez au châssis et murmurait : « C’est lui ! — Ce n’est pas lui ! »

Enfin la mère Jacob, ayant regardé fort attentivement, dit à Katel de retourner à sa lèchefrite, et tout en fourrant ses cheveux sous sa cornette, elle entra dans la salle.

L’illustre philosophe était tellement absorbé, qu’il n’entendit pas ouvrir la porte, et que la mère Jacob dut lui demander ce qu’il désirait, pour attirer son attention.

« Ce que je désire, ma bonne femme, dit Mathéus d’un air grave, ce que je désire, vous ne pouvez me le donner. Celui-là seul qui nous voit et nous gouverne du haut des cieux, celui dont l’immuable volonté forme la loi de l’univers, peut seul m’accorder, dans cet instant suprême, l’inspiration que je lui demande. Je vous le dis en vérité… en vérité, de grandes choses se préparent. Que ceux qui se sentent coupables, par faiblesse ou par ignorance, s’humilient ! qu’ils reconnaissent leurs fautes, il leur sera pardonné ! Mais que les sophistes, gens pleins d’orgueil et de mauvaise foi, incapables de sentiments nobles et généreux, et je dis même de justice quelconque, que les sophistes et les êtres sensuels, qui se plongent de plus en plus dans la matière et vont jusqu’à nier l’âme immortelle, principe de la morale et de la société humaine, que ceux-là tremblent : il y a pour toujours un grand abîme entre nous ! »

La mère Jacob, qui se reprochait de n’avoir pas assisté à la procession depuis trois ans, crut que maître Frantz lisait dans son cœur.

« Mon Dieu ! dit-elle toute troublée, je reconnais mes fautes ; je sais bien que j’aurais dû aller à la procession ; mais notre auberge ne peut pas non plus rester seule ; il faut veiller au ménage, il faut bien que la cuisine se fasse !

— La cuisine ! s’écria Mathéus, c’est pour la cuisine que vous négligez la grande question de la transformation des corps et de la pérégrination des âmes ? Oh ! ma bonne femme, vous êtes bien à plaindre ! Pour qui donc amassez-vous de vaines richesses au prix de votre âme immortelle ? Pour vos enfants ? Vous n’en avez point… Pour vous-même ? Hélas ! la vie ne dure qu’un instant et vous ne pourrez guère en jouir… Pour vos héritiers ? Est-il besoin de développer en eux l’amour des faux biens de la terre, d’où naissent la cupidité, l’avarice, la convoitise qui nous portent trop souvent à désirer la mort de nos proches ?

— Cet homme sait tout, pensa la mère Jacob ; il sait que je n’ai point d’enfants ; il sait que mon gueux de neveu, qui sort des carabiniers, n’attend que ma mort pour hériter de mes biens ; il sait que depuis trois ans je n’ai pas été à la procession : c’est un prophète ! »

Ainsi raisonnait la bonne femme, lorsque la procession commença ; une immense rumeur domina le silence universel, puis on entendit les chants d’église et l’orgue ; puis tout à coup ces chants débordèrent sur la place ; la châsse