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D’UN JOUEUR DE CLARINETTE.

chemise par-dessus ses oreilles, et je pensais en moi-même : « Est-ce qu’il a besoin de s’habiller en dimanche pour acheter des cochons ? »

Comme nous descendions l’escalier, Margrédel se pencha par la petite fenêtre de la cuisine pour nous crier de sa voix douce :

« Vous serez de retour avant la nuit ?

— Sois tranquille, répondit l’oncle en m’aidant à monter sur la botte de paille, et s’asseyant auprès de moi. — Hue, Fox ! hue, Rappel ! » La voiture partit comme le vent.

L’oncle Conrad paraissait grave. Lorsque nous fûmes hors du village, galopant entre les deux longues files de peupliers qui mènent à Kirschberg, il dit : « Je vais acheter des cochons. C’est la bonne saison ; voici le temps de la glandée. Je vais au village de Kirschberg, parce que la mère Kobus m’a dit, il y a cinq jours, qu’elle a des petits cochons à vendre. Nous arriverons pour cela ; tu comprends, Kasper ?

— Hé ! c’est facile à comprendre.

— Justement, c’est facile à comprendre ; voilà ce que je voulais dire. — Hue, Fox, hue ! »

Il tapait sur les chevaux.

Moi, je pensais : « L’oncle Conrad me croit donc bien bête, puisqu’il m’explique les choses comme à un petit enfant : « Nous allons acheter des cochons. c’est la bonne saison. Nous arriverons pour cela chez la mère Kobus, et non pour autre chose. Tu comprends, Kasper. »

Au bout d’un instant, il dit encore :

« Moi, je suis un homme de la paix, de la tranquillité, un bon bourgeois d’Eckerswir, qui s’en va tranquillement acheter des petits cochons dans un village voisin ; mais si quelqu’un lui cherche dispute, il se défendra, naturellement. »

Alors je regardai l’oncle, et je me dis en moi-même : « Ah ! ah ! voilà donc pourquoi nous allons à Kirschberg ! »

Et rien qu’à voir sa figure paisible, j’en avais la chair de poule ; il arrondissait son dos, il s’était fait raser le matin, il avait mis une chemise blanche : il avait la figure d’un bon bourgeois, c’est vrai ; mais en regardant son nez crochu et ses yeux gris, je pensai tout de suite : « Celui qui voudrait nous attaquer se tromperait joliment ; ce serait une drôle de surprise pour lui. » Et toutes les histoires de bataille de mon oncle me revenaient à l’esprit. Je ne pouvais m’empêcher de l’admirer en moi-même, avec son air de bon vigneron, amateur de la paix. Et comme nous galopions toujours, je lui dis :

« Qui est-ce qui pourrait vouloir nous attaquer, oncle Conrad ? Il n’y a plus de brigands sur les grandes routes.

— Je dis seulement, « si on nous attaquait ; » Kasper, tu comprends, ce serait bien mal d’insulter un homme paisible comme moi, qui a des cheveux gris, un père de famille qui ne demande qu’à passer son chemin ; n’est-ce pas ?

— Oh ! oui, ce serait bien mal, lui dis-je. Celui qui ferait cela pourrait s’en repentir.

— Ça, oui ! car on se défendrait ; il faudrait faire son possible. On ne peut pourtant pas se laisser bousculer sans répondre, fit l’oncle d’un air bonhomme ; ce serait trop commode pour les gueux, si les gens de bien se laissaient battre, cela les engagerait dans le mal, et finalement ils se croiraient les forts des forts, parce qu’on n’aurait rien dit. — Hue, Rappel ! »

Je vis bien alors que l’oncle Conrad allait exprès au Kirschberg pour se faire attaquer par Yéri-Hans, et d’abord j’eus peur de ce qui pouvait arriver. Je songeais au moyen de prévenir cette terrible rencontre, car le grand canonnier ne pouvait manquer de venir au Cruchon d’or, en apprenant que l’oncle s’y trouvait ; c’était sûr, d’après ce que nous avait dit la mère Robichon. Que faire ? Comment engager l’oncle à revenir ?

Je le regardais du coin de l’œil en rêvant à ces choses ; la voiture galopait ; il semblait si calme, il avait mis tellement le beau jeu de son côté, il paraissait si ferme avec son air de bonhomme, que je ne savais la manière de m’y prendre.

Comme je rêvais ainsi, l’idée me vint que l’oncle Conrad pourrait bien renverser Yéri-Hans, et qu’alors la guerre serait entre eux ; que le grand canonnier ne pourrait jamais se montrer à Eckerswir sans honte, qu’il ne ferait plus danser Margrédel, et cette idée me réjouit intérieurement. Ensuite je me dis que si l’oncle Conrad était le plus faible, ce serait bien pire encore : qu’il ne pourrait plus revoir Yéri-Hans, qu’il le maudirait, qu’il défendrait à Margrédel d’en parler devant lui, qu’il le traiterait de bandit, de va-nu-pieds, etc. C’était une mauvaise pensée, je le sais bien ; mais que voulez-vous ? J’aimais Margrédel, et l’idée que la bohémienne pouvait être venue de Kirschberg m’inquiétait ; je songeais à Yéri-Hans comme à la peste, depuis que Margrédel s’était rappelée qu’il l’avait fait danser sept ans auparavant. Enfin les choses sont comme cela ; je ne cache rien, ni le bien ni le mal. Voilà donc ce que je me dis ; et je pensais même que si le grand canonnier ne venait pas au