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LA TAVERNE DU JAMBON DE MAYENCE.

« De quoi vous mêlez-vous ? C’est moi qui dois me plaindre. Est-ce que j’ai besoin de vous pour dire que c’est un gueux, un mendiant, un bandit ? Est-ce que je ne peux pas le dire moi-même ? Est-ce moi, oui ou non, qu’il a lâchement attaqué par derrière ? Qu’on ne me parle plus de lui, il ne mérite pas qu’on en parle. Qu’est-ce qu’on vient donc toujours m’ennuyer avec cet homme-là ? Je ne le connais plus… c’est comme s’il n’avait jamais existé ! »

Presque tous les jours il arrivait que des bûcherons ou des charbonniers entraient en passant au Jambon de Mayence, prendre leur chope de vin. Maître Sébaldus, connaissant tous les gens du pays, allait aussitôt s’appuyer les deux mains sur leur table, et sans s’asseoir, causant des récoltes, du prix des bois, de ceci, de cela :

« Et le bandit… le capucin ? finissait-il par dire.

— Ah ! maître Sébaldus, répondaient ces gens, il n’est pas à la noce tous les jours comme autrefois ; maintenant ses andouilles sont des pommes de terre cuites sous la cendre, et son Pleiszeller, c’est l’eau de la fontaine.

— Est-ce qu’il est bien maigre ? demandait-il.

— S’il est maigre ? il n’a plus que la peau et les os.

— Pourquoi ne fait-il pas des quêtes avec son âne Polak ?

— Ah ! monsieur Dick, le monde n’est plus aussi charitable que dans le temps. Les capucins n’ont plus la ressource de visiter les cheminées du village ; le père Johannes a beau chanter des oremus du matin au soir, le corbeau d’Élie ne lui apporte pas de boudins ; il dépérit, il décline.

— Ah ! bon ! bon ! faisait le brave homme, je suis content. Ah ! c’est comme cela ; le gueux n’aurait pas le cœur de venir me voir et de me dire : « Maître Sébaldus, c’est le vin blanc qui m’a fait pécher contre vous. » Ce ne serait pourtant pas bien difficile d’inventer ça, et je ferais semblant de le croire ; mais il aime mieux dépérir, par orgueil ; il veut que j’aille lui dire : « Père Johannes, venez donc manger mes boudins, mes andouilles, boire mon Pleiszeller ! » Oui, oui, j’irai lui dire ça ; qu’il attende ! »

Et il ajoutait :

« Quel bonheur d’être débarrassé d’un pareil gueux, quel bonheur ! Je peux dire hardiment que le jour où j’ai reçu ses coups de bâton est le plus beau jour de ma vie ; au moins me voilà débarrassé pour toujours de cette peste. »

Ainsi le digne maître de taverne était heureux de tout ce qu’il voyait, de tout ce qu’il entendait, et pourtant sa tristesse semblait grandir à mesure que s’avançait le jour de la fête.

Vers le milieu de la semaine, il fallut songer aux apprêts du festin, à l’ordonnance des tables, à l’élévation des estrades pour la musique, à la décoration dé la cour.

On voyait maître Sébaldus se promener, le mètre en main, avec le menuisier Furst et le charpentier Ulrich, prendre des mesures et discuter les dispositions générales lui-même, chose qu’il n’avait jamais faite ; et dès lors on put prévoir que cette solennité serait plus grande, plus imposante que toutes celles du même genre qui l’avaient précédée.

Lui-même descendit dans ses caves immenses et les parcourut d’un bout à l’autre, accompagné du tonnelier Schweyer et de ses garçons, indiquant les tonneaux qu’il faudrait mettre en perce pour le premier, le deuxième et le troisième service, et choisissant les vins en bouteille qui devaient paraître au dessert. Lui-même aussi s’occupa des commandes de comestibles ; il écrivit à tous ses correspondants de Spire, de Mayence, de Francfort, et jusqu’à Cologne.

Contrairement à l’avis de Grédel, il voulut avoir de la marée, et comme sa femme avoua qu’elle ne connaissait pas la manière d’apprêter le poisson de mer, n’étant jamais sortie du pays, lui, ne voulant rien négliger, écrivit au célèbre cuisinier Hâfenkouker, de l’hôtel du Rœimer, à Francfort, de venir présider en personne à cette partie de la cuisine.

Toutes ces choses l’occupèrent beaucoup, et Fridoline, la mère Rasimus ainsi que Christian furent consultés. Christian eut particulièrement à veiller sur la décoration, qui devait être de différents feuillages : le chêne, le hêtre, le platane et le mélèze y furent employés.

Le grand monde de Bergzabern se relayait sous la voûte des Trabans, pour contempler ces préparatifs grandioses : ces guirlandes, qui s’élevaient en courbes immenses jusqu’à la cime des toits, ces murailles tapissées de mousse, cette profusion de feuilles et de fleurs recouvrant les pauvres échoppes d’alentour, au point qu’on ne découvrait plus que leurs petites vitres miroitantes.

Dès le jeudi de la deuxième semaine, les tables étaient dressées ; elles formaient fer à cheval. Entre les deux branches se trouvait une autre table pour les amis intimes de Sébaldus, pour sa famille et les gens qu’il voulait honorer.

Ce jour-là, lorsqu’il s’agit de désigner la place de chacun, afin que tous les amis fussent