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L’ILLUSTRE DOCTEUR MATHÉUS.

monde à les nourrir pendant leur vie et à les enterrer après leur mort, qu’on ne pouvait lui savoir aucun gré de son action charitable.

Coucou Peter avait considéré tout cela les mains dans ses poches, sans prononcer une parole ; mais quand Mathéus salua les bonnes femmes et poursuivit sa route, il se prit à dire :

« Maître Frantz, est-ce que vous croyez cette vieille bien malade ?

— Je crains bien, répondit le bonhomme en hochant la tête, qu’elle ne puisse passer la nuit.

— Cependant vous avez vu comme elle s’est levée toute seule, quand on lui a ouvert la grange.

— C’est vrai, et j’en suis encore étonné, dit Mathéus ; il faut que ces zigeiners aient la vie bien dure ! Cela vient de leur existence sobre et primitive au milieu des bois ; ils ne connaissent point les excès de la table, de la boisson ni du travail, si funestes aux autres hommes. Ainsi vivaient nos premiers pères. »

Coucou Peter ne put s’empêcher de sourire.

« Maître Frantz, dit-il, sauf le respect que je vous dois, je connais assez les zigeiners pour savoir qu’ils ne dédaignent pas les bons morceaux, et qu’ils boivent plus d’eau-de-vie que nous. Quant au travail, vous avez raison ; ils aiment mieux ne rien faire que de se rendre utiles au genre humain ; ce n’est pas comme nous autres, qui travaillons pour les générations futures. Savez-vous ce que je pense de cette vieille ?

— Qu’en penses-tu, mon ami ?

— Je pense qu’elle n’est pas plus malade que vous et moi ; je pense qu’après avoir essayé toutes les portes du hameau, pour voir si elles étaient bien fermées, cette vieille coquine, voyant qu’il n’y avait rien à prendre, a contrefait la malade pour entrer dans le moulin ; pendant la nuit elle se lèvera tout doucement avec son petit, elle passera dans le poulailler, elle tordra le cou aux poules, aux dindons, aux canards… et demain avant le jour elle aura déniché. Voilà ce que je pense.

— Comment peux-tu faire des suppositions pareilles ? s’écria l’illustre philosophe. Ô Coucou Peter, Coucou Peter, c’est bien mal de concevoir de telles idées contre une race d’hommes tout entière, parce que ces hommes ont la peau un peu plus jaune que nous, des lèvres plus épaisses et des yeux plus vifs !

— Non, maître Frantz, c’est parce qu’ils appartiennent tous indistinctement à la famille des renards, dit Coucou Peter gravement.

— Mais la volonté ! la volonté ne peut-elle pas changer leurs mauvais instincts ? s’écria Mathéus, surpris de se voir embarrassé par son propre système. Tous les hommes ne sont-ils pas perfectibles ? Faut-il les considérer comme des brutes ? Sans doute, ils ont des appétits animaux qui viennent de leur nature première, mais le grand Démiourgos leur donne en naissant une faculté supérieure : le sens moral, qui leur fait distinguer le juste de l’injuste et combattre les instincts incompatibles avec la dignité de l’homme.

— Tout cela serait fort bien, dit Coucou Peter, si je ne connaissais pas cette vieille bohémienne ; ce n’est pas sans cause que ses camarades l’appellent la Pie-Noire : plus elle vieillit, plus elle prend de goût au bien des autres. Je suis sûr qu’après sa mort l’Être des êtres la fera revenir avec des doigts crochus, pour la récompenser de ses bonnes actions.

— Mais, s’il en est ainsi, retournons au hameau prévenir le meunier.

— Ah bah ! à quoi bon nous mêler de ce qui ne nous regarde pas ? Et d’abord je ne suis pas sûr qu’elle ne soit pas malade, ensuite ce meunier ne vaut guère mieux qu’elle ; c’est le plus grand voleur de farine que je connaisse. Si la Pie-Noire tord le cou à ses poules, il en a grugé bien d’autres. Maître Frantz, ne nous inquiétons pas de ça ; c’était seulement pour vous dire que ces bohémiens sont d’une autre race que nous ; mais il faut leur rendre cette justice, qu’ils n’attaquent pas les gens sur la route ; ils aiment à boire, à manger aux dépens des autres, et ma foi, ils ne sont pas les seuls. »

Durant cet entretien, l’illustre philosophe et son disciple s’avançaient de plus en plus dans le bois ; Coucou Peter se croyait bien sûr du sentier, il pensait voir à chaque instant la maison du forestier Yéri, l’un de ses anciens camarades, chez lequel il comptait passer la nuit. Mais au bout d’une demi-heure, ne voyant rien apparaître, il conçut quelques doutes sur la direction du chemin, sans oser en faire part à Mathéus. Après une autre demi-heure de marche, le sentier devenant toujours plus étroit, il ne douta plus de s’être trompé. Il était environ sept heures ; les ronces, les épines s’accrochaient aux habits de Mathéus et de son disciple. Enfin le sentier disparut entièrement et s’effaça dans les hautes bruyères.

« Dites donc, maître Frantz, fit alors le ménétrier, êtes-vous bien sûr de ce chemin ?

— De ce chemin ! s’écria Mathéus en s’arrêtant tout court, mais je ne le connais pas du tout.

— Alors, nous voilà bien plantés… moi qui me laissais conduire par vous ! Comment-faire ?