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LA MAISON FORESTIÈRE.

Le petit Kasper était en train de se couper un manche de fouet dans la haie du jardin. Nous nous assîmes sur le vieux banc de pierre moussu, contre le feuillage, et le père Honeck, d’une voix grave, commença :

« Seigneur Dieu, père des bons cœurs. »

La douce voix de Loïse, s’élevant doucement après la sienne, monta vers les cieux d’un élan si juste, que toutes les fibres de mon cœur en tressaillirent.

Cette voix grave et forte et cette voix si pure avaient des accords tellement parfaits, que je ne me souviens pas d’avoir entendu quelque chose de plus beau ; c’était comme un lierre dont les festons s’enlacent avec grâce jusqu’à la cime d’un vieux chêne du Grinderwald. Et puis la nuit était splendide ; les bandes pourpres du couchant s’étendaient d’une vallée à l’autre, une faible brise agitait le feuillage. Moi, grave, recueilli, j’écoutais, et à la fin, entraîné par une force intérieure, ma voix finit par s’unir à celles du vieux garde et de sa petite-fille. Cette nuit-là, le Seigneur, en nous écoutant, dut être satisfait de ses enfants et se dire : « S’il y en a beaucoup de cette espèce, nous ne recommencerons pas de sitôt le déluge. »

Le petit Kasper, étendu dans une broussaille voisine, allongeait le cou, et, ses grands yeux bruns écarquillés, nous regardait d’un air d’extase. Quand nous eûmes fini, le père Honeck s’étant écrié :

« Eh bien ! Kasper, que penses-tu de cela !

Le petit, pour toute réponse, s’essuya la joue du revers de la main.

Jamais cette belle soirée ne s’effacera de ma mémoire ; nous restâmes là tous trois à chanter, à causer du tableau, à parler de chasse, de courses lointaines, de beaux paysages, jusque vers dix heures.

Les étoiles brillaient par milliards, quand enfin le vieux garde, se levant, dit :

« Demain, à trois heures, il faut que je sois en route pour Pirmasens. Allons nous coucher. Bonsoir, monsieur Théodore.

— Bonsoir, père Frantz ; bonsoir, mademoiselle Loïse. »

Et je montai l’escalier, remerciant le Seigneur de ses grâces infinies.


IV


Une fois seul dans ma chambre, lorsque je me pris à rêver aux événements de ce jour, une mélancolie douce et profonde s’empara de mon âme. Je n’éprouvais nulle envie de dormir, et je m’assis, le coude au bord de la fenêtre, la tête sous les larges feuilles de vigne qu’argentait la lune.

Tous les bruits de la maison forestière expiraient un à un, le vieux garde se mettait au lit, les chiens s’arrangeaient dans leur niche, le silence, le grand silence arrivait, à peine interrompu par le vague murmure de la brise, et moi je pensais :

« Dans quelques jours, tu seras, le sac au dos et le bâton à la main, sur le seuil de cette maison ; Loïse te dira de sa douce voix : « Adieu, monsieur Théodore, adieu ! » Le père Honeck t’accompagnera cent pas sur la côte, jusqu’à l’embranchement de la source, puis il te serrera la main en s’écriant : « Allons, allons, il faut nous quitter ; je vous souhaite un bon voyage, monsieur Théodore, que le ciel vous conduise ! » Et tout sera fini ; ces jours de bonheur, de calme et d’amour, ne seront plus qu’un rêve. »

Et, songeant à ces choses, mon cœur se gonflait.

« Ah ! si tu pouvais vivre de tes œuvres, me disais-je, ou si ta tante Catherine te faisait une bonne pension, tu saurais bien à quoi te décider. Mais, en cet état, il faut que tu partes, et, puisque ta voix tremble chaque fois que tu parles à Loïse, il faut éviter d’être seul avec elle, afin que le père Frantz, en pensant à toi, se dise toujours : « C’était un brave garçon, un honnête homme ! » Et que toi-même tu penses la même chose sur ton propre compte. »

Je résolus alors d’aller le lendemain au lac des Comtes-Sauvages, dès que le père Honeck serait en route pour Pirmasens, et je me couchai vers onze heures, satisfait d’avoir pris ces résolutions.

Mais d’autres événements devaient s’accomplir en cette nuit, des événements étranges et tels qu’ils ne s’effaceront jamais de ma mémoire.

Les savants pensent qu’il n’est rien en ce monde qui ne tombe sous nos sens, et les mêmes hommes, à l’heure de la mort, regardent dans l’ombre d’un air effrayé, comme s’ils voyaient quelque chose de terrible, et leurs yeux font peur à voir ; alors chacun su dit : « Qu’est-ce qu’ils regardent ainsi ? Il y a donc d’autres êtres parmi nous qui vont et viennent, et que les mourants seuls aperçoivent ? »

La mouche, tant qu’elle voltige au soleil, ne voit point l’araignée qui la guette dans sa toile ; elle ne la voit qu’au moment où, prise entre ses pattes velues, il est trop tard. Mais